« J'en ai rien à foutre de ce que tu fais. J'en ai rien à foutre de ce que tu veux. Mais je vivrai pour te haïr. Mais je vivrai pour te tuer »
Vision verticale. Etendue sur les pierres glacées, elle émergeait, transie, douloureuse, les prunelles cotonneuses à glisser le long des murs. Une meurtrière trop haute balançait à peine une lueur éclatée sur un côté de paroi. Frissonnante, elle se mit à claquer des dents de froid, d'émotion. Le souvenir de sa capture lui pinçait le cerveau, la tête, les tripes. Quelle connasse d'avoir voulu rejoindre à tout prix le camp en pleine nuit ! La rage monta, bouillonna. Grimaçante, grognant, respiration saccadée, elle se maudit, s'assit tant bien que mal, pieds et mains empêtrés de chaînes.
Trop tard.
Le temps s'expansa, long, lent, ennuyeux, angoissant. Elle ne savait même pas QUI s'était abattu sur elle! La volonté de savoir la brûlait. Mettre un visage sur l'ennemi. Un démon ? Un vampire ? Une sorcière ? Le noir l 'engluait, monstrueux de silence, d'inconnu. Au bout des sommeils en cauchemars, des réveils en sursaut, rien ne se produisait. Rien.
Le silence. Seule, absolument seule. La faim La soif La crasse.
Elle finit par appeler son bourreau, insolente, provocante. Trottina, affaiblie par le jeûne jusqu'à la porte. Frappa le bois dur, gueula à s'en péter la gorge.
Le néant. Elle allait crever comme un rat. Fin de l'histoire.
***
L'élixir sucré fut versé doucement, si doucement entre ses lèvres blanchies, craquelées. La reviviscence s'immisça au travers des veines et des artères, au rythme des lampées avalées, remplissant l'estomac rétracté, inondant de ses fraîches marées les cellules meurtries.
-Bonjour petite humaine.
La voix profonde, presqu'amicale s'amusait déjà. Le souffle caressant effleura son oreille :
-Dis moi où se cachent tes amis et tout ira bien.
Symphonie d'un non-retour.
Nourrie, logée, la belle ironie, la valse des sévices s'imposa, crescendo à son refus de parler, de trahir les siens.
Poignets pendus au gros anneau, chevilles écartées contre le bois poisseux, les petites boules de fer au bout des lanières cinglaient leur tempo. Et un, deux, trois et un, deux, trois...Le derme lacéré bavait le vermeil gras en rus lascifs, affalés au creux des reins avant de poursuivre leur chemin le long des cuisses, des jambes rétractées sous l'effet de la douleur. De fins morceaux de peau s'envolaient par moments, éclaboussant l'air vicié de la pièce sans ouverture. Ils retombaient en bruine lourde, sans bruit.
Sarah subissait son Golgotha. Pauvre âme rebelle perdue dans une fosse sans fond où personne ne pouvait la sauver. Ne lui restait plus que son esprit, lucide, affûté à se battre jusqu'à la toute fin. Elle hurlait Sarah, hurlait à la Mort et à la loyauté des siens. S'accrochait à l'amour filial de Chal, se noyait à l'image gravée des cadavres de ses parents, les pensées voûtées, scellées à une humanité dévastée. Ne pas craquer… Serrer les dents à s'en péter l'ivoire. Se mutiler la langue à se taire.
Saigner à résister. Ne plus penser. Respirer sans air.
Le philtre inoculé, étalé sur ses plaies, la soignait, réparait les dévastations du corps torturé.
Et la valse recommençait...Et recommençait… Mais Lady Agnès en eut assez de ce jeu pervers, banal, une humaine merdeuse mais trop coriace de plus. Lassée, elle allait terrasser sa prise bien plus vicieusement, bien plus vilement: l'abreuver à son sang, immense honneur s'il en était. Voire.
Ce fut le début de la fin.
La première fois, Sarah tenta de se débattre, hurlante :
- Non ! Non !Non !
Mais maintenue par un esclave musclé, narines pincées, elle fut contrainte de boire au calice précieux. La clarté des torches se reflétaient en minuscules flamboiements tout autour. Il semblait briller de mille feux, enlaçant de ses contours d'or l'immonde liquide. La vampire souriait si bellement à l'offrande.
-Savoure. Murmura-t-elle, théâtrale, possessive.
Des effluves métalliques l'inondèrent toute entière, succédant au dégoût primesautier ressenti par les papilles inondées. Au froid breuvage, ce fut, a contrario, une chaleur incommensurable et tiède qui rampa tout au fond de son être. C'était si...doux, suave, agréable. Une espèce de puissance l'embrassait à plein corps. Elle entendait son cœur battre, le flux et reflux de son propre sang.
Sarah palpitait la vie comme jamais elle ne l'avait ressentie. Plus rien ne pourrait lui faire du mal. L'horizon se voilait enfin de lumière et d'espoir.
Nul ne pouvait échapper à la dépendance du fluide vampirique. Elle aurait du s'échouer à lamper dans ses mains, réclamant sa dose d'hémoglobine à genoux, implorante et suppliante.
Mais il en fut autrement. Dame Ràn s'impatienta, exigeant soudainement cette esclave coriace dont on lui avait parlé. Lady Agnès dut lui livrer sa proie avant de complètement l'anéantir, sans même passer par le marché.
On la drogua afin qu'elle soit docile. Lavée, coiffée et habillée de propre, Sarah Lovell quitta définitivement les geôles de sa bourrelle.
Sarah & Rán ▬ C’est une femme belle et de riche encolure, Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure. Les griffes de l’amour, les poisons du tripot, Tout glisse et tout s’émousse au granit de sa peau.
La demeure de la sorcière était, en bien des points, fort singulière. Il s’agissait d’une masse étonnante, hybride entre un cottage et un manoir, recouverte intégralement de lierres grimpeurs. Les dimensions impressionnantes des lieux étaient rendues lugubres par de hautes fenêtres qui laissaient entrevoir les lueurs mouvantes des candélabres. En lieu et place du parc habituel qui entourait les demeures massives comme celle-ci, s’étendait la forêt profonde et sombre du Yorkshire.
Le chant des prédateurs et un fond sonore aqueux rendait le tout plus sauvage encore. À l’approche de la vampire mercenaire, le lierre s’écarta de lui même pour laisser apparaître une porte de bois obscur. La porte s’ouvrit d’elle-même et laissa entrer les deux femmes dans un corridor qui sentait fort l’encens. En guise de porte-manteau, une esclave nue -si l’on considérait que les fers épais qui maintenaient ses chevilles et poignets n’étaient pas des bijoux- attendait, immobile. Elle salua la vampire d’un laconique :
« Notre Maîtresse vous attend dans les loges. »
Puis, elle attendit qu’Agnès dépose son manteau ; chose qu’elle fit sans un regard supplémentaire pour la femme-objet. Habituée des lieux, la mercenaire, tira la future esclave vers ce que Ran nommait avec pudeur Les loges. Il s’agissait en fait plus de geôles dont les allures de cachots sinistres faisaient parfois s’évanouir les petites natures qui s’apprêtaient à y vivre. Lady Agnès gloussa, amusée.
« Vois comme ton acheteuse sait prendre soin de ses invitées... Tu as même une nouvelle amie pour te tenir compagnie » minauda-t-elle en désignant du menton un vieux squelette qui occupait le coin inférieur de la geôle.
Elle l’y enferma et partir en quête de son acheteuse pour discuter du prix de cette splendide créature. Sarah resta seule face au squelette pour que put paraître une éternité. Pourtant, des pas finirent bien par se faire entendre, dans le long corridor des loges. Agnès revint, suivit de près part une femme longue et blonde dont l’œil, perpétuellement moqueur, se posa aussitôt sur les formes de la jeune révolutionnaire.
« Elle est en pleine santé ! » Assura la vampire, visiblement blessée qu’on ait pu sous-entendre le contraire.
La sorcière s’approcha, déterminée à en juger par elle-même. L’odeur qu’elle dégageait -un étrange mélange d’iode et d’encens- diffusait autour d’elle un halo envoûtant. Elle sourit à Sarah et déposa sous son menton un doigt froid et doux.
« Notre chère amie vampire ne t’a pas trop maltraitée, ma jolie tourterelle ? » murmura-t-elle d’une voix presque amoureuse.
« J'en ai rien à foutre de ce que tu fais. J'en ai rien à foutre de ce que tu veux. Mais je vivrai pour te haïr. Mais je vivrai pour te tuer »
La berline avait roulé plusieurs jours durant sur des chemins chaotiques avant d'arriver à bon port sur les quais de Calais. Lady Agnès, souhaitant voyager sans avoir à gérer les réactions potentielles de la rebelle, avait régulièrement empoisonnée sa prisonnière pour avoir la paix.
Le liquide âpre coula dans sa gorge et la fit tousser. Yeux plissés à cause du goût immonde, la brune émergea, le corps courbaturé d'une position inconfortable subie trop longtemps. L'air marin lui fouetta les narines cependant et elle aspira avec délices de grandes goulées emplies des saveurs d'iode. La mer...C'était la première fois qu'elle la voyait. Les sensations, surprenantes, lui firent presque oublier sa condition. Une fois sur le bateau, la vampire l'enchaîna au pont avant de s'entretenir avec le Capitaine. Elle devait sans doute lui conter une belle histoire ou bien, plus subtilement, utiliser son pouvoir d'hypnose afin de justifier ses actes à son encontre. Elle passa la traversée à vomir, dévastée de nausées. Foutu voyage qui l'emmenait trop loin de la France ! L'estomac en vrac, elle ne parvenait plus à réfléchir, si ce n'est à ressentir, là, quelque part, une colère indicible mais impuissante.
Une autre berline les attendait à leur arrivée sur le sol anglais. Luxueuse, capitonnée à souhait, la suite de leur périple aurait pu être agréable dans d'autres circonstances. Mutique, la révolutionnaire demeura de marbre en dépit des sarcasmes aléatoires que lui balançaient la bourrelle.
Si seulement…
Et puis ce fut le début de la fin. L'immense grille en fer finement ouvragé, s'ouvrit comme par enchantement. L'attelage serpenta encore au milieu d'un parc magnifique où des paons et des cygnes déambulaient ici et là. Un étang, des arbres centenaires, des fleurs rares aux effluves raffinées s'épanchaient un peu partout. On eut dit un Éden paisible bientôt rompu par le ténébreux de la demeure qui leur fit face tout à coup.
La portière claqua, la frappe des sabots des chevaux martelant le glas d'une liberté qui s'éloignait peu à peu.
Seule. Absolument seule.
« Glauque » s'imposa à son esprit. Cette baraque de riche lui ficha d'instinct une autre sorte d'écœurement, accentué par l'étouffement des pierres recouvertes de lierre. L'énorme bâtisse elle-même semblait suffoquer. Une fraction de seconde, réceptive à la sombre aura du lieu, Sarah éprouva jusqu'à cette impression spectrale que la forêt alentour les épiait, son souffle putréfié lui susurrant des histoires maudites au creux de l'oreille. Glaçant.
Ce fut pire lorsque tout s'écarta à leur passage. De la magie...Le cœur en panique, elle sut que plus rien -ni personne- ne pourrait voler à son secours. «Chal...» L'ultime pensée lumineuse s'enflamma avant de franchir définitivement un monde d'abysses.
L'odeur âcre de l'encens lui piqua le nez et la fit renifler mais ce n'était que broutilles en regard de la pauvre esclave qui les accueillit. Sa nudité, ses chaînes, attisèrent sa rage endormie. Elle serra les mâchoires à ce « Notre maîtresse…» laconique, et tandis que la caïnite la tirait vers elle, résista :
-Va te faire foutre !
Hala dans le sens opposé, les pieds accrochés au dallage de pierre mais peine perdue évidemment. Une lutte digne d'un Goliath versus David. Elle se retrouva le nez en sang, plaquée et traînée au sol sur plusieurs mètres comme une vulgaire pièce de viande. Parvint à se relever, essoufflée et écorchée et finit par suivre Lady Agnès aux dédales des couloirs, contrainte, rebelle, bouillante de sentiments violents. Engluée de révolte, de dégoût, d'impouvoir, elle se détacha de l'emprise de la vampire en un geste brutal au moment où celle-ci la poussait dans la prison. Puis se rua sur la porte, criant, essayant pitoyablement de l'empêcher de la fermer. La secoua comme une cinglée pour tenter de l'ouvrir. Elle finit par se retourner. La pièce lugubre découvrait le squelette, bien sec donc vieux. C'était donc ça sa fin ? Crever de faim et de soif en boucanant dans un cachot ? Ignorée de tous, désespérément abandonnée à la Mort… ? Elle ne le supportera pas. Le cerveau emballé, elle se mit à faire les cent pas, jetant de temps à autre un œil aux ossements, la respiration saccadée.
Un rat dans une cage.
Mais soudain, des pas se rapprochèrent. Dans l'urgence, l'humaine chercha par réflexe quelque chose pour se défendre, n'importe quoi qui pouvait lui assurer une réplique, tant pis si c'était pour un trépas annoncé, il ne sera pas dit qu'elle se laissera faire. Au moins cela, mourir la tête haute. Alors, elle saisit un tibia de la carcasse, s'énerva à le détacher, brisa l'os en le maintenant sous sa botte. L'extrémité pointue, déchiquetée, pouvait aisément percer une artère, un organe vital. Légèrement apaisée, elle eut juste le temps de se placer face à l'ennemi, l'arme improvisée tenue dans ses mains, cachée derrière son dos.
Piètre espoir d'une condamnée d'avance.
Les effluves de la sorcière emplirent l'air d'un étrange mélange. Blonde, majestueuse, elle s'avança. D'emblée, Sarah haït son regard, haït tout l'invisible qui suintait de sa personne. Une plante vénéneuse, trop belle, dangereusement carnassière.
Au ton doucereux, la révolutionnaire émit un sourire minuscule, si grandiose de mépris. Un rictus à peine détectable. Affronta son regard, diffusant silencieusement un jet de haine au cœur de ses trop jolies prunelles.
-Que nenni ma jolie colombe, répondit-elle d'une même voix langoureuse. Et sans attendre, se fendit à toute vitesse.
Enfoncer la pointe du cartilage en plein cœur. Une obsession d'éternité depuis que cette femme était entrée.
Sarah & Rán ▬ C’est une femme belle et de riche encolure, Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure. Les griffes de l’amour, les poisons du tripot, Tout glisse et tout s’émousse au granit de sa peau.
La sorcière n’avait pas pour habitude de se laisser impressionner par une humaine, qui plus est pas une esclave visiblement dominée par une crise d’hystérie sévère. D’un geste désarmant de calme, elle saisit le poignet de Sarah avec fermeté et stoppa son geste. Un courant d’air siffla entre elles comme si le Manoir avait eu un rire lugubre.
Lady Agnès se serait jetée sur l’esclave pour la corriger si, de son autre main, la Dame des Sorcières ne l’en avait empêchée avec douceur. Le temps se suspendit entre les deux femmes. Le visage de Ran, d’un calme imperturbable, n’avait pas cillé. Elle cligna lentement des yeux, comme si elle prenait la pleine mesure de ce qu’il s’était passé et, maintenant toujours l’esclave par le poignet, tourna le visage vers la vampire :
« Je croyais qu’elle était dressée » souligna-t-elle dans un ton de reproche qui n’échappa à personne.
Sous l’accusation, la vampire recula d’un pas et montra les crocs. Elle jeta un regard noir de promesses à Sarah avant de répondre :
« Elle est un peu vive mais cela vous plaît habituellement » grogna-t-elle.
La sorcière acquiesça en silence. Avec lenteur, elle retira l’os taillé de la main de l’humaine et en inspecta le bout. Elle sourit, alors, visiblement rendue hilare par les éclats osseux que laissait tomber par paillettes la pointe.
Elle le tendit à Lady Agnès qui le mania dans l’air comme s’il s’était avéré d’un poignard. Elle en testa la lourdeur, la tenue en main, et grimaça visiblement peu convaincue par l’efficacité d’une telle arme. La vampire considéra sa proie avec un mépris supplémentaire après cette étude consciencieuse de son œuvre. Elle proposa joyeusement de seriner le corps de l’esclave avec, chose que refusa la sorcière d’un mouvement las de la main.
« Un morceau de tibia, réellement ? Qui plus est d’un squelette vieux de plusieurs décennies, dont l’ancienne propriétaire est morte de dénutrition… Que voulais-tu me faire ? Me chatouiller ? » demanda-t-elle avec odieuse douceur qui s’insinuait dans tous les pores de l’épiderme de sa captive.
Agnès gloussa, par hilarité réelle ou par intérêt financier. Dans un sourire d’amante, la sorcière repoussa Sarah contre le mur de la geôle. Aussitôt les chaînes qui y étaient accrochées se relevèrent comme l’auraient fait des vipères dérangées en pleine sieste. Ran les apaisa d’un « shhhh » réconfortant. Alors, les chaînes caractérielles encerclèrent chacune un membre de la prisonnière, la maintenant collée contre le mur poisseux du cachot.
Il ne fallait jamais longtemps pour que les esclaves comprennent mieux le comportement reptile des fers de ces lieux. Effectivement, il s’agissait là d’une invention de la maîtresse des lieux. Le contour des chaînes étaient enduits de venin de vipère aspic. Au delà de sa vertu paralysante, le venin diffusait sur la peau une brûlure lancinante qui se transformait, assez rapidement, en soif aride. Une soif que personne ne venait évidemment contenter avant que les supplications ne viennent bercer l’oreille exigeante de la sorcière.
Les mains jointes sur son bas-ventre dans une posture de contemplation amusée, la Dame observa l’effet de son invention sur les membres musclés de l’esclave. C’était toujours un spectacle délicieux. Certaines, les plus faibles, suppliaient dès qu’elles voyaient les chaînes se redresser. D’autres, plus téméraires, attendaient que la brûlure ne les atteignent pour sangloter à gros remous. La sorcière était persuadées que, concernant Sarah, elle ferait partie des rares qui se laisseraient longuement dévorer par la soif avant d’appeler à l’aide. Cela promettait de longues heures de bonheur.
« J'en ai rien à foutre de ce que tu fais. J'en ai rien à foutre de ce que tu veux. Mais je vivrai pour te haïr. Mais je vivrai pour te tuer »
Quelles déplorable défense et pitoyable rébellion abreuvées à la source d'une haine vaincue d'avance. Elle savait, Sarah, ô comme elle savait qu'elle n'en réchapperait pas. Le souffle glacé qui s'ensuivit la gifla telle une bise morbide, s'attardant froidement au glas d'un trépas destiné. Elle allait crever, soit. Mais cela ne sera pas sans mener une guerre à mort et à sang, à feu et à diable. Se traîner jusqu'à ce point de rupture où toute substance de courage et de rage auront été annihilés. Elle sera certes dépouillée petit à petit de sa force d'âme, la volonté dissoute, le corps malade de martyr mais au moins, que ce soit le plus lentement possible. Il ne restait plus que cela à l'esclave : choisir son Temps et la manière dont elle allait résister. S'agripper à l'orgueil, se nourrir de vengeance, l'Etre dévasté de rage et d'impuissance. Lutter pour soi-même, abandonner les rêves de Liberté et de Paix. Muter en perversion aux précipices de la souffrance pour transcender le Mal et l'Impossible. Mourir la tête haute et les os en lambeaux mais mourir libre dans sa tête.
Folie, rage et désespoir, soyez mes songes et mes cauchemars
L'humaine résista à sa prise, poing serré, mais la main froide la maintenait avec bien trop de force. Une fraction de seconde, elle s'égaya presque de leur différent. La vampire n'était donc qu'un pion. Amusant.
Terrible.
Le regard vadrouillant de l'une à l'autre, elle soutint celui de la sorcière, prenant soin de lui répondre avec le même ton doucereux. Ô jeu dangereux, mais qu'avait-elle à perdre désormais ?
-Peut-être, répondit-elle, exagérément ironique, avant que son corps ne soit épinglé contre les pierres dures du mur.
Satanique, abominable sorcière ! Le cliquetis des chaînes emplit toute la pièce humide soudain. Et la brûlure du venin, douloureuse et lancinante la fit se cambrer brusquement. Sur le coup, surprise, Sarah grogna.
Une bête, bâtée.
Les flammes invisibles la firent haleter. Le regard accroché à celui, si suave et passionné de l'alcine, elle serrait les dents. Ne pas lui offrir le plaisir de la contemplation de sa faiblesse. Résister, coûte que coûte.
Il « suffisait » de se concentrer sur un ailleurs salvateur et fixer son attention sur un détail, une bouée au milieu de la tempête. Elle y parvint la révolutionnaire, les yeux en alerte, subitement arrimés à un cafard qui déambulait sur la terre battue.
Hormis ses grognements, aucun son ne sortait de sa bouche. Pétrifiée par le poison, elle se mit à ricaner tout à coup. Ce n'était que cela ? Subir des braises aux poignets et aux chevilles ? Son rire s'éleva, affreux, atroce, scandé au rythme de la douleur. Cela dura un Temps. Un certain temps…
Et puis...vint la Soif. La sensation au tout début, s'annonça quasi agréable. Vous savez, ce délicieux moment où la langue, humectée, se met à saliver. Là où l'eau à la bouche augure d'une gourmandise…
Mais l'instant fugace s'échappa aussi vite qu'il était venu se poser sur les papilles affamées. Bientôt, un Wadi-Rum fabuleux de torture s'installa au creux de son bec. D'instinct, l'appendice asséché sortit de sa caverne, pendant et lamentable.
Laper n'importe quel liquide l'obséda. La conscience déformée mais lucide nonobstant, elle planta ses iris dans ceux de l'ennemie.
-Salope...Salope...murmura-t-elle à peine audible. La voix pâteuse s'éteignit, épuisée par le manque.
L'ultime prière. Incapable d'émettre la moindre réflexion, infestée par la pépie, elle se harcelait toute entière à ne pas céder. Ne pas supplier.
Sarah & Rán ▬ C’est une femme belle et de riche encolure, Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure. Les griffes de l’amour, les poisons du tripot, Tout glisse et tout s’émousse au granit de sa peau.
La sorcière maintint, un temps terriblement long, la position qui était la sienne. Debout, resplendissante de calme et de douceur, les mains toujours insensiblement jointes sur son bas-ventre. Elle l’observait.
L’insulte ne sembla pas même la toucher. Elle n’arqua pas un sourcil et ne respira pas plus fort. Agnès, elle, bouillonnait. L’envie que subissait la vampire de gifler la prisonnière était si forte, si intense, qu’elle faillit être communicative. Pourtant, la sorcière ne bougea pas d’un cil. Ses yeux, seuls, passaient de façon volubile des liens empoisonnés au visage de la jeune emportée. Le spectacle dont elle se délectait était un délice rarement égalé. La colère qui faisait vociférer sa prisonnière était certainement de celles qui réjouiraient un démon voleur d’émotions. Elle envisagea, quelques secondes, l’idée de faire venir le Seigneur Azazel lorsque Sarah commencerait à supplier. Elle savait que la désillusion et le désespoir étaient des mets qu’il savait apprécier.
Elle repoussa légèrement le choix d’une invitation à envoyer au démon et se tourna vers Sarah. Elle se pencha vers son oreille et lui promit, à voix basse, une solde double en l’échange de quelques gouttes, précieuses, de son sang.
En arrivant, la vampire lui avait expliqué que la jeune prisonnière avait été droguée à une substance terriblement occulte : le sang de vampire. C’était cette information, plus que toute autre, qui avait éveillé son ancestral intérêt. Sans un mot, elle saisit le bras d’Agnès. Son autre main se glissa dans le corsage de sa robe duquel elle extirpa un petit surin très fin. Le manche, ouvragé par un orfèvre en hommage à sa beauté, dépassait à peine de sa main pourtant menue.
Avec une précision presque coutumière, elle fit une mince incision dans le bras d’Agnès. Aussitôt, l’odeur du sang de vampire se libéra dans la pièce. Elle observa patiemment les réactions que ne manquerait pas de créer cette simple odeur. Satisfaite, elle porta ses lèvres au bras d’Agnès avec sensualité. Le sang se libéra sur sa langue. Elle en goûta la saveur ferreuse, savoura la force supplémentaire qu’il lui donna et sut s’arrêter suffisamment tôt pour ne pas en subir les effets vicieux.
Quelques secondes, elle resta debout, contre sa collègue nocturne, les yeux fermés. Elle cherchait en elle à identifier ce qui se fomentait après l’ingestion d’une telle substance. Ressentant une ivresse douce étrange, elle se dirigea vers la prisonnière. Vérifiant qu’elle était suffisamment immobilisée, elle colla brusquement ses lèvres aux siennes.
Elle savait l’effet que lui ferait, en grand état de soif, la proximité du sang de vampire qui donnait une saveur si particulière à ce baiser. Cette perspective était plus délicieuse encore que la substance qui l’animait désormais.
Elle se détacha rapidement, pour rendre l’envie de sang plus terrible encore, et murmura à son oreille, tout bas :
« Salope, moi ? Tu n’imagines pas à quel point tu penseras ces mots d’ici quelques heures. »
Après un énigmatique sourire, elle partit, laissant le manque inhérent à son addiction faire le travail pour elle.
« J'en ai rien à foutre de ce que tu fais. J'en ai rien à foutre de ce que tu veux. Mais je vivrai pour te haïr. Mais je vivrai pour te tuer »
Ce fut long, si long, très long, trop long.
Long...
La bouche en terreur, Sarah suçait des pierres, littéralement, le gosier anhydre.
Si long...
Le Golgotha se riait de la traîne-misère, crucifiée sans foule et sans intercession. Pas un souffle, pas un murmure ne s'élevait dans l'air vicié englué d'un silence épais. Majestueuse, Dame Ràn contemplait son œuvre, quasi béate. La toile se mouvait en relief, vivante, chaude et palpitante. L'incarnation de souffrance, révélait à elle seule tout le génie de sa Maîtresse Créatrice.
Très long...
Le calvaire venimeux serpentait aux tréfonds du manque intenable. La glotte vibrait d'une soif inextinguible, râclant la cavité soudainement vieillie tant elle était asséchée.
Trop long...
De temps à autre, son torse s'affaissait, exténué, rompu. Les cercles de fer entaillaient alors les chairs des poignets, emportés par son poids affaissé. Elle gémissait alors sa mère, râlant l'impossible hydratation.
Entre deux hoquets, un spasme plus intense lui sacrifia un sursaut de fureur. Les yeux révulsés, elle aperçut dans un brouillard les deux silhouettes immobiles. La sorcière, telle une madone, se tenait les mains jointes un peu trop bas. Peut-être mouillait-elle à se repaître du sordide spectacle. L'éphémère idée lui tordit les lèvres en un pitoyable rictus .
Pauvre conne. Tu es foutue Sarah. Foutue.
Tout à coup, au beau milieu de sa piètre quoique courageuse résistance, un murmure se fraya un chemin jusqu'à sa conscience. Quelques pièces, fussent-elles lourdement nombreuses pour quelques gouttes de son sang ? C'était si...Improbable. Ridicule. RÉVULSANT. La captive se mit alors à émettre une espèce de gloussement, tout droit sorti de sa gorge ravagée. Elle ne ricana qu'une fois, une ultime fois avant de sombrer de nouveau au travers de la perpétuité de son enfer.
Tout ça n'avait que trop duré. Elle allait finir par craquer, inévitablement, abandonnant l'infime once d'orgueil et de rage qui perduraient quelque part. Là, où elle s'oublierait. Là où la Mort serait délivrance. Mais le pire attendait son heure, paisible, immuable. Il survint brutalement, ondoyé des effluves si suaves qui se mirent à voleter, insolemment libérées.
La mémoire cellulaire de ses organes supplanta tout le reste. Un monstrueux frisson envahit chacun de ses pores. L'impression que la chair se dilatait. Narines écartées, la brune huma, gueule ouverte, la saveur incomparable. En d'autres circonstances, elle aurait pu lutter, Lady Agnès n'ayant pas eu le temps d'achever complètement son addiction. Mais en ce cachot noir et démoniaque, la donne avaient été modifiée. Ce Long-Temps de soif insupportable s'affranchissait de toutes les étapes habituelles.
Sarah se mit à bêler par saccades, plus ou moins fort. Se taisait, puis reprenait la litanie des drogués insatiables. Ce n'était rien en regard de l'atroce qu'elle allait subir.
L'odeur devint plus forte au fur et à mesure que la sorcière s'avançait. Pétrifiée d'horreur et d'inhumaine avidité, la suppliciée tenta maladroitement de lui mordre les lèvres, haine et appétence follement mêlées. Mais la sorcière s'en fut comme elle était venue, presque doucement, intouchable.
Susurrante. La douceur de sa voix, la menace, l'infâme manque la firent enfin beugler à pleins poumons. Elle hurla. Brailla. Cria. Rugit.
Démente.
S'éclata la peau du crâne contre le mur, convulsive, bestiale. A la toute fin, forcenée, lessivée, désespérément et méchamment inspirée, se mordit la langue au sang. Ne se lâcha plus. Les canines déchiquetèrent le muscle, l'hémoglobine visqueuse s'étalant sur les muqueuses fripées. Gloutonne, elle avala une gorgée.
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