Des bonbons, du vin ou un sort.“Sorcière. 1/ Horrible et repoussante vieille femme, en perverse activité avec le diable. 2/ Belle et attirante jeune personne, dont les perverses activités dépassent le diable.” A.Bierce
« Promenons-nous dans les bois, pendant qu’Azazel n’y est pas. Si Aza y était, il nous duperait. Mais comme il n’y est pas, il nous dupera pas. »
Dans un univers parallèle au nôtre, peut-être que Mary Shelley se serait en effet aventurée avec gaieté dans les sombres bois d’une forêt anglaise, guettant les travers de son loup préféré. Elle se serait cachée parmi les arbres, aurait chuchoté son nom comme une enfant candide avant de reprendre son petit trot de jeune démone épanouie et malicieuse. Naturellement, elle aurait également dissimulé sur son passage de nombreux pièges pour le capturer, priant le Diable de répondre à son souhait le plus vicieux.
Hélas, la Mary Shelley actuelle possédait des desseins tout autre. Certes, elle portait un capuchon, aussi noir que la nuit qui s’était abattue un peu plus tôt sur les provinces anglaises. Celui-ci recouvrait ses cornes et dissimulait ses iris injectées d’ombres. L’écrivaine s’en retournait de chez la Dame des sorcières de fort mauvaise humeur. Sur le trajet qui l’avait d’abord mené chez elle, la démone avait essayé de comprendre l’émotion qui avait brutalement serré sa poitrine. Si Mary n’écoutait son instinct qu’avec parcimonie – elle n’en serait pas là autrement, elle accordait en revanche bien plus d’intention à l’emplacement de son cœur car celui-ci avait la fâcheuse tendance d’être trop flexible et accessible. Il y avait bien trop de zones d’ombre autour de la Sorcière. Ainsi, elle comptait récupérer le cœur de la Shelley, seule, sans aucune aide ni sortilège qui requerrait l’intervention de la démone. Plus étrange encore, c’était la facilité avec laquelle Dame Rán avait accepté de l’aider alors que l’hostilité entre leurs deux espèces n’était plus à prouver. Mary doutait que ce soit par simple charité, ni même par intérêt pour son clan, la sorcière l’avait d’elle-même confirmé. Non, quelque chose de plus subsistait et ce quelque chose avait un rapport avec son ancien amant, ce qui fatalement la dérangeait.
Devant le caractère insensé de la situation et ses propres décisions, l’humeur de la Shelley était donc on ne peut plus ombrageuse, au point qu’elle peinait à maîtriser sa forme démoniaque. Elle comptait sur Astrid pour lui offrir des solutions mais aussi de quoi dominer ses appétits et instincts démoniaques. La démone déambula ainsi une heure durant parmi les bois épais pour finalement tomber sur la chaumière recherchée. Le hululement des chouettes et la faible lumière émanant des quelques fenêtres firent naître un léger sourire sur les lèvres cruelles de la créature. D’ordinaire, elle trouvait la maisonnée apaisante et tout à fait charmante, digne d’un véritable conte. Hansel et Gretel s’y seraient laissés prendre à coup sûr. Cette nuit-là, en revanche, elle aurait pu être le monstre caché sous le lit des enfants.
Un panier de victuailles à la main duquel dépassaient deux bouteilles de vin rouge ainsi qu’un de ses derniers ouvrages non publiés, Mary s’avança sur le seuil. Sa main glissa sur la poignée, prête à y entrer sans d’autres formalités. Toutefois, malgré son incommodité ombrageuse, il demeurait quelques restes de civisme. Elle frappa à la porte de trois coups secs et attendit que la sorcière du conte vienne l’appâter.
L'eau du bain était brûlante. De sa surface s'élevaient des vapeurs qui emplissaient l'espace de la pièce. Dans cette épaisseur blanchâtre, le corps nu de la sorcière était à peine visible. Elle s'était plongée dans l'eau une vingtaine de minutes plus tôt. Des senteurs de romarin, de sauge, de basilic, de calendula accompagnaient sa détente. Dans l'eau, elle avait déversé une poignée de sel de mer. Des bougies rouges entouraient la baignoire, seules sources de lumière de la pièce.
Cela faisait des nuits qu'elle ne dormait plus, ou à peine. Ses songes étaient habités par des images horrifiques délivrées par ses envies vengeresses, lesquelles assombrissaient sa magie. Elle le sentait. Astrid ne pouvait plus cligner des yeux sans que de sournoises pulsions de destruction ne se dissimulent dans son esprit jusqu'à hanter son quotidien.
Depuis sa rencontre avec la fille Byron, elle était en permanence dans l'attente. Ses muscles étaient tendus, comme si elle se préparait à un affront physique. Son imagination, elle, n'en finissait pas de lui faire revivre chaque instant de leur rencontre. Certains soirs, telle était la violence de ses envies que la vision de la sorcière se voilait d'un filtre rouge.
Seul ce bain réussissait à apaiser son corps et son esprit. Plongée dans l'eau chaude, elle respirait enfin. Posément, profondément. Ses longs cheveux noirs flottaient autour d'elle, réhaussaient la pâleur de son visage trop habitué aux sorties nocturnes.
Alors qu'elle commençait à s'assoupir, on frappa à sa porte d'entrée. Elle ouvrit immédiatement les yeux. Il ne s'agissait pas de la petite humaine. C'était une présence amicale, d'après ce qu'elle percevait. Un mince sourire éclaira alors son visage. Une seule personne se serait aventurée jusque chez elle au beau milieu de la nuit.
Pour elle, Astrid était prête à quitter le réconfort de l'eau. Elle se leva, éteignit les bougies du bout de ses doigts humidifiés.
Avant de rejoindre son entrée, elle se passa un long déshabillé sombre autour du corps, qu'elle noua à la taille. Avant d'ouvrir, cependant, elle s'immobilisa et fronça les sourcils. L'énergie qui l'attendait à l'extérieur était sombre. Se serait-elle fourvoyée concernant l'identité de la visiteuse ?
Intriguée, elle tourna finalement la poignée et accueillit d'un long regard attentif la démone qui s'aventurait régulièrement jusque chez elle.
- Mary.
Elle se décala pour la laisser entrer. Ce faisant, elle aperçut les bouteilles de vin, ce qui la fit sourire.
- Quels tourments t'ont menée jusqu'à moi cette nuit ? l'interrogea-t-elle de sa voix grave et soyeuse.
La porte se referma sur elles sur la simple impulsion de sa magie. Sans se soucier de ses cheveux humides, Astrid s'avança jusque dans ce qui lui servait de salon et désigna de la main l'unique canapé de la pièce.
Des bonbons, du vin ou un sort.“Sorcière. 1/ Horrible et repoussante vieille femme, en perverse activité avec le diable. 2/ Belle et attirante jeune personne, dont les perverses activités dépassent le diable.” A.Bierce
Un regard noyé sous les ténèbres lui répondit, silencieux, appréciateur. Mary abaissa son capuchon, révélant ses cornes pointues et dangereuses, à l’image des ronces hantant régulièrement ses écrits. A mesure que la colère s’emparait de l’enveloppe de la démone, elles semblaient devenir aussi coupantes que le verre. Elle sentait leur poids, leur noirceur. Celle-ci annihilait toute forme de raison. Seules les passions, celles dont ils se nourrissaient, demeuraient.
- Astrid, finit-elle par répondre d’une voix chaude.
La créature déposa ses lèvres brûlantes sur la joue tiédie de son amie et s’avança dans l’adorable habitacle. Elle inspira alors lentement pour apprécier la teneur magique de l’endroit et les vapeurs se dégageant encore de l’eau chaude. Un petit rictus de complaisance prit place sur ses lèvres noires. Doucement, elle déposa le panier sur la table proche de la cheminée incandescente.
- Un pressentiment, dit-elle laconiquement en glissant sa main vers les flammes. Davantage ton domaine que le mien, pourtant.
Aussitôt l’enveloppe humaine se rétracta pour laisser apparaître une peau noircie comme la braise. Mary ferma les yeux sous la caresse de l’élément préféré de son espèce. Elle laissa le silence peser quelques instants avant de gagner le canapé si galamment proposé.
- J’ai opéré un très mauvais calcul et celui-ci pourrait me coûter cher, expliqua-t-elle alors le regard tourné vers la sorcière avant de le rediriger vers le feu. Très cher. Je pensais avoir un coup d’avance, mais j’ai bien peur qu’en réalité, ce ne soit l’inverse. Que pouvais-je attendre d’une telle alliance …
Cette question avait été formulée dans un murmure, davantage pour elle-même que pour son amie. Le sourire insolent d’Azazel se reflétait devant ses iris. Il aimait tant être là où on ne l’attendait pas. Avait-il réussi à atteindre la Dame des sorcières ? Plus elle se posait la question, plus l’improbabilité d’un tel lien lui paraissait en réalité bien concret. Les jeux de pouvoir auraient dû jouer en sa faveur. Se pourrait-il qu’il en soit tout l’inverse ? Rán n’avait rien laissé paraître pourtant. Mais cette sensation … Si inexplicable et cependant si réelle …
- Je l’ai senti battre. Une seconde uniquement. Je ne le perçois jamais en son absence. Cette fois, il y avait quelque chose de différent.
Ses doigts allèrent et vinrent sur le bras du canapé, signifiant son impatience. Elle bouillonnait, littéralement. Une légère fumée s’élevait maintenant de ses cornes. Ses iris se posèrent soudainement sur Astrid, qu’elle contempla de nouveau.
- Je t’ai sortie du bain, constata-t-elle doucement en observant les gouttelettes d’eau s’échouer sur les épaules de la sorcière. J’en suis navrée. Souhaites-tu y retourner ?
Ses yeux se fermèrent un instant pour identifier les vapeurs venant jusqu’à elles et réciter correctement sa leçon.
- Sauge, commenta-t-elle le nez quelque peu plissé sous l’effort. Basilic, je dirais aussi. Mais il y en a d’autres, n'est-ce pas ?
La créature qui s'introduisit chez elle était superbe. Un court instant, Astrid resta subjuguée par l'allure inhabituelle de son amie. C'était bien la première fois qu'elle la voyait ainsi, aussi sujette à sa nature démoniaque et à ses sombres, sombres sentiments. Elle cligna des yeux pour s'arracher à sa contemplation et tourna le dos à la démone.
Elle sortit deux verres qu'elle déposa auprès du panier. Pendant que Mary s'exprimait, elle sortit l'une des bouteilles et l'ouvrit, avant de remplir les deux récipients. Elle laissa cependant là les boissons, et se redressa, concentrée sur ce que lui révélait son invitée surprise.
- J'en déduis que tu as rencontré la vénérable Dame de mon espèce, sourit-elle mystérieusement.
Elle aurait aimé observer cette rencontre, de loin. Malheureusement, Rán était non seulement puissante, mais également terriblement intelligente. Elle aurait immédiatement perçu sa présence, ce qui n'aurait pas servi la cause de la romancière.
C'était un phénomène fascinant, que cette histoire de cœur volé. En apprenant cela au sujet de Mary, la sorcière s'était longuement interrogée sur cette forme de magie. Ce détail là, concernant un battement imprévu, accentua la force de sa curiosité. Elle s'abstint cependant de l'interroger davantage à ce sujet, devinant qu'il ne s'agissait pas là de l'urgence de la situation.
A la question de la démone, Astrid se tourna finalement vers celle-ci. Cette fois-ci, elle prit les verres et en tendit un à son amie, avant de prendre place à ses côtés, un bras nonchalamment étendu sur le dossier du canapé, une jambe repliée sous elle.
- Ne te préoccupe pas de cette interruption. Hrund, ce petit voleur, a déjà pris ma place.
Elle inclina la tête et écouta l'autre brune énumérer quelques-unes des herbes qui avaient imprégné son bain. Un sourire en coin, teinté d'une certaine fierté, accueillit cet effort.
- Tu retiens bien. Il te manque le romarin et une fleur que je fais importer du sud de la France, aussi je ne te blâme pas de ne pas l'avoir reconnue.
Les pointes de ses cheveux étaient déjà sèches. Sa peau, de même, avait perdu de son humidité. Astrid contempla les doigts de sa main libre, tendus, satisfaite de ne constater aucune ride, aucune imperfection sur sa peau.
Elle baissa la main, et reporta son regard trop sombre sur le visage de la démone.
- Buvons. Et raconte-moi cette rencontre qui affole ton pauvre cœur.
Des bonbons, du vin ou un sort.“Sorcière. 1/ Horrible et repoussante vieille femme, en perverse activité avec le diable. 2/ Belle et attirante jeune personne, dont les perverses activités dépassent le diable.” A.Bierce
A l’emploi du terme « vénérable », son sourcil s’arqua tandis que, dans un même temps, un rictus pincé étirait ses lèvres noirâtres. Le doute se répandait comme un poison en elle, assombrissant ses veines, augmentant sa température et la fièvre qu’elle peinait à contenir. Pourtant, Mary reconnaissait qu’il émanait de la Dame des sorcières une puissance saisissante, une grandeur que personne ne saurait lui retirer. Son maintien et la force de son regard l’avaient indéniablement marquée. Toutefois, la démone aurait été bien en peine de le statuer en cet instant tant les passions obscurcissaient son jugement et la rendaient instable.
Elle accueillit avec un sourire plus grand et démoniaque le verre de vin. La vue de la robe pourpre du nectar la rassénéra quelques secondes. Mary en huma les effluves, lentement et reporta son attention sur son amie, la tête légèrement penchée vers son épaule.
- Je tâcherai de ne pas l’oublier lors de ma prochaine visite, répliqua-t-elle d’une voix brûlante tout en suivant le regard d’Astrid vers ses doigts délicats et assurément dangereux.
A l’ordre de la sorcière, la démone leva son verre et le fit tinter avec son hôte, les yeux légèrement plissés, ce qui lui donnait des airs à la fois énigmatiques et prédateurs. Mary porta ensuite le vin jusqu’à ses lèvres et en but une longue gorgée, le visage levé vers le plafond pour apprécier le voyage de l’alcool dans sa gorge. Puis ses yeux se fermèrent, le temps de méditer sa réponse. Elle trempa une nouvelle fois sa bouche dans le vin et ouvrit les yeux pour déclarer enfin :
- Expéditif. Facile. Curieusement facile. Simple et efficace, je suppose.
Elle but une nouvelle gorgée avant que ses dents ne viennent mordiller sa lèvre inférieure, dans un rictus fortement ironique.
- Ta Dame, ma chère Astrid, a accepté ma requête, généreusement et avec délectation, je crois. Oui, il me semble que l’idée d’agir contre Azazel lui a particulièrement plu. Elle est emplie de bonté et de douceur, même si son regard était à l’image de l’océan et de ses humeurs. Mais, vois-tu …
La démone eut un petit gloussement qu’elle masqua brièvement derrière son verre. Ses cornes s’enfumèrent davantage pendant qu’il lui semblait entendre le rire sournois et cruel d’un Azazel victorieux, une fois de plus.
- Elle n’a pas besoin de moi pour dérober mon bien. Je suis une démone, créature directement liée au fils du Diable, et pourtant ta Dame n’a pas songé une seule seconde à me refuser ce que j’étais venue chercher. L’idée-même de tenir tête à Azazel semble lui suffire. L’opportunité semblait lui plaire.
La voix de la Sorcière résonnait désormais à son oreille. Les termes « intéressant », « divertissant », « intérêt », lui revenaient excitant la crainte de la créature qu’elle était. Son Créateur, son Maître, ne lui pardonnerait jamais un tel affront. Pire encore, elle venait d’offrir l’opportunité de lui faire du tort, de l’atteindre d’une façon qui la faisait douter … encore.
- Quant à mon battement de cœur, qui dit que je ne l’ai pas imaginé ? suggéra-t-elle alors en vidant son verre d’une traite. C’était si rapide, fugace. J’ignore d’où il m’est venu et pourquoi. Rien ne transparaissait. Tout n’était qu’une transaction. J’ai simplement … tressailli ? Mon instinct m’a mise en garde, brutalement. La gueule du loup va me mordre, Astrid. Sévèrement, conclut-elle sur un ton amer, les sourcils froncés.
Le vin prenait une saveur d'épouvante dans la bouche de la sorcière. La compagnie avec laquelle elle le partageait accentuait ce phénomène. L'énergie sombre de la démone emplissait l'espace, charmait la noirceur d'Astrid, qui accueillait cette puissance venue des Enfers comme elle aurait savouré une liqueur.
Attentive, elle écouta le récit de Mary. Son imagination lui fournissait des images de cette rencontre en même temps que l'autre brune s'exprimait, si bien qu'un instant, elle se crut spectatrice de cette scène. Les termes "bonté" et "douceur" lui firent écarquiller les yeux, puis esquisser un sourire dubitatif. Rán n'était douce et affectueuse qu'envers ses Filles, selon ses souvenirs. Elle s'abstint néanmoins d'interrompre la démone dans son résumé et prit une nouvelle gorgée de vin.
A la fin de ce récit, elle hocha doucement la tête, plongée en pleine réflexion. Cette tournure des événements ne la surprenait pas. Si elle-même n'avait eu aucun scrupule à se lier d'amitié avec une démone, elle savait sa Dame plus sournoise que cela.
- Les Puissants de ce royaume sont liés par des jeux qui nous dépassent, déclara-t-elle prudemment. J'ai bien peur que tu fasses partie de ce jeu qui anime ton Seigneur et ma Dame, désormais.
L'agitation de Mary était stimulante. Délicatement, Astrid referma ses doigts fins sur le poignet de la démone pour mieux stabiliser son verre, qu'elle remplit une nouvelle fois.
- Tu es habituée aux petites lignes des contrats, non ? Rán exaucera ton souhait, si c'est là ce qu'elle t'a promis. Le prix qu'elle en réclame t'échappe sans doute pour l'heure, mais il y a fort à parier que tu le connaîtras bien assez tôt.
Elle reposa la bouteille sur la petite table disposée devant le canapé. La main qui avait caressé le poignet de la romancière parcourut une nouvelle fois cette peau brûlante, jusqu'à se poser sur l'un des genoux de la Nocturne.
- Fais confiance à ton instinct, mais méfie-toi de tes doutes. Ils sont généralement prompts à se dissimuler sous le masque de l'instinct pour entraver toute action à l'encontre des êtres chers à nos cœurs. Ou à nos âmes.
Elle s'humecta les lèvres et se pencha pour mieux accrocher le regard de Mary du sien. Elle ajouta d'une voix chaude :
- Ce qui est fait est fait. Aucun retour en arrière n'est possible. Il te faut maintenant te préparer à toute éventualité.
Des bonbons, du vin ou un sort.“Sorcière. 1/ Horrible et repoussante vieille femme, en perverse activité avec le diable. 2/ Belle et attirante jeune personne, dont les perverses activités dépassent le diable.” A.Bierce
L’idée-même de s’être réduite à un simple jouet censé distraire son Créateur et sa potentielle ou future amante fit fulminer la démone au point que sa peau révélait de plus en plus son aspect carbonisé et fumant. La jalousie qui empoignait son être lui enjoignait la folie, lui susurrait de se révolter avant qu’il ne soit trop tard. Mêlée à sa haine, la douleur était profonde et presque inédite. Pourtant, elle avait déjà rencontré plus d’une coucherie d’Azazel, à la différence que cette fois, elle venait de réclamer l’aide de sa prochaine ou actuelle proie. C’était humiliant et terriblement infantilisant.
Ses yeux injectés d’ombre et de rage observèrent le vin déferler dans son verre. Le contact de la sorcière contre son poignet ne tut pas ses ressentiments mais il l’étonna, cependant. Rares étaient ceux qui pouvaient toucher sa peau incandescente aussi aisément. Mary n’eut toutefois pas le temps de s’y attarder et d’en apprécier les opportunités soudaines car déjà elle s’attardait sur les paroles de son amie. A la mention des petites lignes en filigranes, la démone eut un rictus mauvais.
Le contact d’Astrid la tira une nouvelle fois de ses songes tortueux et dépourvus de sens légitimes. La Nocturne porta son verre jusqu’à ses lèvres tout en contemplant l’approche de la sorcière. Son conseil s’ancra quelque part dans son esprit, destiné à être analysé plus tard. Ses iris finirent par balayer le corps amical qui cherchait à épouser ses passions et les soulager, ce corps qui ne semblait pas souffrir de la chaleur émanant du sien. Soudainement amusée, la démone attrapa le poignet de la sorcière et, tirant dessus, invita leurs deux corps à se rejoindre. Elle l’enveloppa alors de toute sa noirceur au point que, dans le dos de la sorcière, ses ongles s’allongèrent pour devenir ses serres habituées à gratter sur le papier de futurs malheurs pour ses condamnés. Ses langues, telles des serpents, se divisèrent et susurrèrent à l’oreille de l’hôte :
- Je suis fille du Diable et soumise à mon Créateur. Les flammes de l’Enfer font parties intégrantes de mon être. Alors peu importe le guêpier dans lequel j’ai sauté pour récupérer ce qui m’appartient, je me vengerai si tel doit être le jeu des Puissants. Je n’ai peur que d’une seule chose et celle-ci a déjà été accomplie.
Sa main glissa le long du cou de la sorcière pour de ses griffes balayer ses cheveux et obtenir un chemin encore plus net vers l’écoute de son amie.
- Mon imagination est grande et elle le sera d’autant plus si j’en venais à être répudiée. La Discorde fait partie de mes relations les plus proches… Je ne suis pas aussi dépourvue d’armes qu’on ne le pense.
Et pendant qu’elle rêvait au lieu de damnation et à ses habitants haut-placés, à cet être si peu apprécié par son Créateur, Mary céda aux ombres, révélant son aspect démoniaque et cette peau braisée qui n’avait plus rien d’humain. Sa robe-même, sous la chaleur, avait fini par s’étendre, brûler et ne devenir qu’haillons sous sa cape. Ses iris tombèrent alors sur la peau délicate du cou d’Astrid. La démone eut un petit ricanement puis ses lèvres vinrent embrasser l’enveloppe tiédie, chaudement. Là alors elle se recula pour constater l’état de la sorcière face à ses ombres déployées et cette chaleur oppressante. C’était la première fois qu’elle apparaissait sous sa forme originelle aux yeux d’Astrid. Elle en avait effrayé plus d’un ainsi. Certains avaient même réclamé par la suite une mort rapide. D’autres avaient succombé à la fascination au point d’en oublier de respirer, littéralement. Rares étaient les non-démons qui l’appréciaient.
- De quels contes suis-je le monstre, à ton avis ? interrogea-t-elle enfin d’une voix suave après avoir pris distraitement une gorgée de vin.
La noirceur propre aux démons avait de quoi effrayer même la plus brave des sorcières. Pour cette raison, nombreuses étaient celles qui apprenaient dès le plus jeune âge à bannir ces êtres des Enfers. Leur puissance magique était sombre, trop sombre pour bon nombre de ses consoeurs. Mais Astrid n'était plus effrayée par la noirceur et ses dangers, depuis qu'elle-même s'y abandonnait régulièrement. Aussi, lorsqu'elle fut contrainte d'épouser le corps brûlant de son amie, elle se fendit d'un sourire arrogant. Que penserait sa chère mère... Ou mieux, sa chère Dame.
Délicatement, elle entoura son amie de l'un de ses bras frêles. Elle le laissa reposer nonchalamment sur les épaules de la démone, pendant que ses doigts osaient frôler les cornes impressionnantes de dangerosité de la créature. Mais au lieu de se montrer inquiète, la sorcière semblait... Fascinée. Un rictus discret l'accompagnait pendant qu'elle écoutait attentivement Mary et ses suppositions, ainsi que ses promesses menaçantes à l'encontre de ce Seigneur qu'elle vénérait... Et des autres Puissants.
Le baiser que son amie déposa bien impudemment contre la peau de son cou lui fit fermer les yeux. La chaleur étouffante qui émanait de ce corps pressé contre le sien n'était pas sans lui rappeler celle du bûcher auquel on l'avait condamnée, quelques années plus tôt. Le souvenir qui s'imposa à son esprit la fit longuement frissonner, non pas de peur mais de délectation. Avec le souvenir des flammes à ses pieds, lui vint un autre, plus récent. La fille Byron avait assisté à sa condamnation. Elle avait dressé d'elle un portrait bien... Juste. Et Astrid l'avait invitée à la rejoindre. A demi-mots, en lui confiant le secret de son refuge, en lui donnant toutes les clés pour la retrouver. Cette petite humaine serait-elle aussi brave qu'elle l'avait été jusque-là, alors qu'elle s'était soumise à ses coups de bâtons par châtiment pour la perte de ses ingrédients fraîchement récoltés ?
La promesse d'une future rencontre avec la jeune blonde la fit sourire. La dernière question de Mary renforça ce sourire, et l'extirpa de ses songes obsessionnels.
- Je ne peux l'affirmer avec certitude, mais j'estime que les contes qui te dépeignent en monstre en font tout autant pour moi, répondit-elle avec humour et arrogance.
Elle prit une nouvelle gorgée de son vin, sans quitter des yeux la silhouette démoniaque de son amie. Elle était... Aussi troublante que sublime.
Avec un calme calculé, elle posa son verre sur la table puis releva le regard vers celui de Mary.
- Cette forme me donne le sentiment que je ne suis pas censée la connaître, confia-t-elle avec curiosité. Mais sache que tu es superbe, ainsi.
Son bras n'avait pas quitté les épaules de la démone. Leur proximité nouvelle, loin de lui déplaire, renforçait la noirceur de sa magie. Au lieu du vin qui recouvrait subtilement ses papilles, il lui semblait savourer du sang d'animal, sombre et obtenu par la force.
Conservant cet étrange sourire aux lèvres, elle se souvint cependant de conseiller :
- Ne sois pas trop pressée de déployer tes armes. Observe, et apprends. Ce ne pourra t'être que bénéfique.
Des bonbons, du vin ou un sort.“Sorcière. 1/ Horrible et repoussante vieille femme, en perverse activité avec le diable. 2/ Belle et attirante jeune personne, dont les perverses activités dépassent le diable.” A.Bierce
Elle la contemplait pendant que la fumée émanant de sa peau et de ses cornes les enveloppait lentement. Un rictus énigmatique et dangereux flottait délicatement sur ses lèvres imprégnées de vin. Après tout, elle avait été l’auteure de certains de ces contes et ceux-ci n’étaient pas tous issus de son imaginaire. Non, elle avait instigué cette peur dans l’âme des enfants, veillé à leurs cauchemars et à cette délicieuse tourmente. Enivrée par les flammes de l’Enfer et la magie des démons qu’elle ne maîtrisait pas encore à l'époque, ses instincts les plus sombres avaient surgi, dépourvus de toutes limites apparentes. Naturellement, elle s’était raisonnée depuis, avait cessé de visiter les enfants peu sages, mais jamais elle n’avait oublié la grisante sensation.
Le compliment de la sorcière lui arracha un air de suffisance. Mary avança lentement son visage vers le sien afin d’y plonger ses iris noires d’où s’échappaient pourtant quelques lueurs orangées, à l’image de la braise encore imbibée du rougeoiement des flammes.
- Cette forme est digne des plus mauvais présages pour celui ou celle qui la contemple, confirma la démone dans un souffle chaud. Peu la supportent. Mais toi, tu danserais avec les ombres si on t’en donnait l’occasion. Tu te ferais une joie de les discipliner pour mieux les amener à se rebeller, à se découvrir. Tu jubilerais alors devant tant de dangers et de noirceur, inconsciente et imprudente.
L’un de ses ongles vint accompagner ses paroles et glisser le long du cou d’Astrid, dérivant jusqu’à sa gorge puis tombant lentement en ligne droite jusqu’à la naissance de sa poitrine.
- Je ne serais pas là autrement, ajouta la Nocturne de sa voix ombrageuse.
A nouveau, elle porta son verre à ses lèvres et éprouva la robe du vin. Son ongle opéra une pression sur la douce peau de la sorcière et l’entailla. Une goutte de sang apparut, contrastant fortement avec le teint de sa si charmante proie. Ses langues encore gorgées de la saveur du vin, Mary les approcha pour venir recueillir avec délectation les quelques gouttes s’échappant d’entre les deux seins. Elle redressa ensuite son visage pour faire face à celui de son amie et, consciente de la sagesse du conseil, répliqua cependant :
- Cela fait un siècle que j’observe et apprends. Chaque semaine, je recueille des détails, des ingrédients du meilleur stratège.
Ses griffes remontèrent pour venir s’échouer dans la chevelure de son homologue. La démone s’y agrippa sans violence et reprit, presque menaçante :
- Je ne compte lui céder aucune victoire, cette fois. Il a beau se targuer que je lui appartiens, il oublie que c’est souvent ceux que l’on croit connaître ou détenir, ceux que nous avons un jour chéris, qui sont les plus aptes à nous atteindre. Qu’il me laisse donc dans l’ombre, j’en fais mon affaire.
Son rictus mauvais réapparut, dévoilant ses dents fumantes dans un petit air aussi victorieux que vicieux.
- Je me montrerai patiente et je suis certaine que tu sauras y veiller. Peut-être même pourras-tu me souffler quelques armes efficaces contre nous autres afin de nourrir mon arsenal… C’est une partie contre les ombres que je te propose.
Ce petit portrait psychologique dressé par son amie amusa sinistrement la sorcière. Elle ne songea pas un instant à la contredire ou à s'en offenser. Au contraire. Elle la connaissait bien. "Inconsciente et imprudente", c'était ainsi que sa mère l'avait maintes fois décrite. Ce souvenir élargit son sourire.
Elle suivit Mary du regard pendant que cette dernière se penchait pour recueillir le sang qu'elle avait fait couler.
- Tu as de la chance de m'être si proche. Bien d'autres seraient morts pour moins que ça, commenta-t-elle avec une douceur paradoxale. Si je suis imprudente de savourer la noirceur et de danser avec les ombres, tu es bien inconsciente de savourer sans crainte le sang d'une sorcière.
Le regard qu'elle lui adressa était pourtant affectueux. Malgré ses avertissements, ce n'était pas une action qui lui déplaisait. Ainsi, il y avait un peu d'elle en la démone.
Astrid la détailla du regard pendant qu'elle lui expliquait ses intentions bien menaçantes envers ce Seigneur impitoyable. C'était une pensée délicieuse, que celle de l'affrontement entre deux démons aussi puissants. Et qui s'étaient connus aussi intimement.
- Quel danger que celui des passions amoureuses... Tu as toujours été si fougueuse, Mary.
Un petit rire bas et grave accompagna ses propos, qu'elle ne voulait pourtant pas offensant. Mais tout cela faisait vibrer son corps d'une satisfaction malsaine et sombre qu'elle peinait à contenir. Enfin, son regard sombre brilla d'une lueur nouvelle. Celle de l'avidité.
- Tu me veux comme alliée ? souffla-t-elle avec fascination.
Son sourire révéla ses dents en une expression bien carnassière. Elle s'approcha jusqu'à coller son front à celui de la démone, s'assurant de capturer son regard.
- Tu peux compter sur mon soutien. Je saurai t'enseigner toute la patience dont tu auras besoin. Je pratiquerai la divination si cela peut apaiser ton excitation. Quant à ces armes que tu évoques... Laisse-moi y réfléchir un peu. Ce n'est pas un adversaire ordinaire et, hélas... Ce n'est pas mon rôle que celui de le défier. Je serai à tes côtés, mais tout comme le Vent, il me faudra être insaisissable, tu comprends ?
Des bonbons, du vin ou un sort.“Sorcière. 1/ Horrible et repoussante vieille femme, en perverse activité avec le diable. 2/ Belle et attirante jeune personne, dont les perverses activités dépassent le diable.” A.Bierce
- Tu sais pertinemment que la mort est une amie de longue date pour les démons, rétorqua la démone dans un rictus provocateur. Il existe des châtiments bien pires, mais je ne pense pas devoir te les montrer. Je crois même que tu les connais … du moins en partie.
L’écrivaine avait parfaitement conscience de ses faiblesses. Les passions ravageaient les cœurs et les esprits depuis la nuit des temps, les siens n’avaient pas fait exception. Mais cette fois, tout serait différent. Elle en avait le pouvoir et cette idée la rassurait de plus en plus.
- Je ne pourrai pas remporter cette victoire sans ton aide, susurra-t-elle en glissant son ongle sur le visage de la sorcière.
Incapable de résister aux pulsions de son espèce, Mary jouait de ses charmes pour empêtrer la ténébreuse sorcière dans ses filets. La fumée qui émanait de sa peau se faisait de plus en plus envoûtante jusqu’à les encercler complètement et les couper du monde. Sa colère était si avide. Son corps entier réclamait de la violence. Pourtant, la créature conservait son immobilisme contre le front de celle qui excitait ses sens.
- Je ne suis pas certaine d’être sensible à la divination, souffla-t-elle. Il faut bien plus d’implication pour calmer l’excitation d’une démone.
Ses dents apparurent une nouvelle fois tandis qu’elle approchait ses langues pour venir goûter chastement les lèvres de la sorcière. Les siennes s’étirèrent de provocation et à la question de son amie, elle répondit à son oreille :
- Je me garde la première ligne. C’est mon échiquier, Astrid, ton rôle et nos conspirations resteront notre petit secret. J'ai grande hâte.
Son rire se fit alors entendre, d’abord discret, puis abyssal comme une promesse destinée à trouver les oreilles de son Créateur. Cette fois la partie serait différente. Il le fallait. Son message gagnerait les Enfers, elle s’y rendrait dès le lendemain pour y trouver l’inspiration. Puis elle retrouverait la Terre pour murmurer des mots doux à l’oreille de la Discorde. Enfin, elle userait de ses cobayes pour imaginer les scénarios tortueux qu’Il serait susceptible de lui réserver. Mais ce soir, ce soir elle avait besoin de s’oublier et de répandre ses ténèbres dans cette étroite maisonnée, de se déchaîner en d’autres termes, littéralement.
- Que désires-tu en échange ? poursuivit-elle en revenant contre le front de son hôte. Dis-moi, sorcière, que convoites-tu que tu n’as pas déjà ?
- Je connais en effet certains des pires châtiments imaginables... Comme des pires plaisirs, ajouta-t-elle avec un brin d'humour libidineux.
Le numéro de charme de la démone était peu subtil, mais il était efficace. La vénéneuse sorcière était sensible à l'implication, et il en fallait pour oser s'aventurer dans les bois et s'introduire dans sa maisonnette. Les ténèbres qu'elle goûtait déjà du bout des lèvres étaient envoûtantes. Trop pour son esprit fiévreux et pour sa magie réceptive à ces forces trop sombres même pour la majorité des membres de son espèce.
Bien, si c'était là le dessein de son amie... Quelle cruelle femme elle ferait à refuser ses avances. Astrid avait pris des amantes bien plus farouches.
- Quelque chose me dit que tu vas bientôt m'enseigner ce qui suffit à calmer l'excitation d'une démone.
Le baiser chaste que lui offrit l'autre brune en était presque vexant de retenue. Néanmoins distraite par le goût du secret que lui partageait la romancière, elle profita de l'étreinte de fumée dont elle bénéficiait bien malgré elle. Ce phénomène aurait pu être intimidant, mais Astrid n'aimait rien tant que les démonstrations de magie. Plus elles étaient intenses, incontrôlées, plus elle les appréciait.
De nombreuses fois, elle avait été reprise lors de ses jeunes années pour son entrain dangereux à ressentir et à créer les émotions les plus extrêmes. Mais alors qu'on l'avait avertie sur la faiblesse de telles manifestations, la sombre sorcière y puisait au contraire l'essentiel de sa puissance. Elle ne s'intéressait pas aux formes de magie les plus évidentes, mais à ces subtilités parfois amères qu'étaient les larmes, la sueur, les frissons et autres évidences de perte de contrôle.
La dernière question de Mary la fit rire sinistrement.
- Ce que je convoite et ne possède pas encore, mon imprudente amie ? C'est très simple.
Alors que ses mains se perdaient sur les cuisses de Mary, le déshabillé que la sorcière portait glissa sous l'effet d'une force invisible le long de ses épaules, révélant progressivement sa nudité.
Une ébauche de sourire sinistre trahissait ses envies malsaines et manipulatrices. Elle accrocha pourtant avec franchise le regard de la démone. Sourcils haussés, elle reprit avec provocation :
- Je sais ce qui, il me semble, sera pour toi le prix idéal. Voilà ce que je convoite actuellement : le sang d'une démone en pleine jouissance.
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