(Terminé) [Rán & Azazel] Fortunatissimo per verità, bravo !

S'il était une chose que Rán appréciait particulièrement depuis que le retournement spectaculaire qu'avait pris le monde européen, c'était bien la déférence idiote et soumise avec laquelle les hommes baissaient la tête sur son passage. Elle expira avec mépris en dépassant sans un regard le portier qui l'accueillit dans le grand hall de l'Opéra. Il était seize heure et c'était là l'heure parfaite assister la plus seule possible aux répétitions de l'Opéra.

Ses compères vampires et démons, plus actifs le jour que la nuit, se faisaient plus rares, le jour. Surtout pour de simples répétitions qui attiraient rarement les foules d'humains favorisés qu'ils se plaisaient à tourmenter. Amusée par les jeux puérils de ses amis Nocturnes, elle saisit les pans de sa longue robe à deux mains pour monter l'escalier central.

"Plus vite que cela, Eva, je suis déjà lasse de t'attendre" sermonna-t-elle son esclave.

Effectivement, derrière elle, une jeune humaine d'une vingtaine d'années tentait de monter les marches aussi rapidement que sa maîtresse. Les fers imposants qui lui entravaient les poignets et les chevilles la ralentissaient, rendant par la même sa démarche quelque peu ridicule. Fort heureusement pour elle, les regards du personnel de l'opéra ne remarquaient même pas cette pénibilité à la marche tant ils étaient absorbés par une autre particularité : elle était totalement nue.

Arrivée en haut de l'escalier, la sorcière claqua de la langue et, aussitôt, la belle esclave, encore quelques marches plus bas, lévita jusqu'à elle. Elle glissa une main froide sous son menton et la força à la regarder.

"Quand je pense que ce matin encore tu demandais des habits... Tu n'es pas capable de marcher convenablement et il faudrait que je te laisse t'habiller seule ? Cela n'est pas sérieux, j'espère ? Tente de ne pas me faire rougir en ces lieux." la morigéna-t-elle avant de reprendre sa route.

D'une démarche altière, elle se dirigea vers la Salle Gearalt, baptisée ainsi par la Reine pour ce que la scène aurait accueilli quelques années plus tôt les ébats de leur dernière réconciliation -ou rupture, le peuple peinait à y voir clair- en date.

Un nouveau portier -regard bas, salutations mielleuses, timbre de voix chevrotant- les introduisit dans la salle. Déjà, les notes languissantes du Badinage arrachèrent un soupir d'aise à la sorcière. Il fut aussitôt coupé par la vision d'horreur qui les y attendait.

La salle était intégralement vide, à l'exception d'une silhouette qu'elle reconnut aussitôt. Sensible au visage de sa maîtresse qui s'était figé, la jeune esclave souffla :

"Qui est-ce, ma Dame ?"

La sorcière ne répondit pas aussitôt, trop occupée à maudire sur vingt générations ce démon insupportable.

"Un vieil ami" mentit-elle.

Elle se fraya un chemin vers la place du parterre qu'il occupait, assis selon la posture impolie et flegmatique qu'elle lui connaissait toujours. L'air résolu, elle prit place à côté de lui.

"Bonjour, mon seigneur, pas encore couché ?" le salua-t-elle d'un air moqueur.

Rien n'était plus beau qu'un parterre et des balcons vides. L'absence de présence rendait l'acoustique de la salle plus émouvante, le chant des artistes plus saisissant, les notes des instruments plus percutantes. Dans un élan d'avidité, Azazel se réservait ces moments où seule la musique importait. Sans spectateur à impressionner, l'orchestre, dirigé par un Nocturne mais essentiellement composé d'humains, était plus doué.
Christine avait été excellente, comme toujours. Le matin même, il lui avait indiqué à travers une missive de le rejoindre dans l'une des loges, vide à cette heure matinale. Et elle était venue, toujours aussi ponctuelle. Lui était resté dans l'ombre, comme toujours. Il ne voulait pas qu'elle voie son visage. Il ne voulait pas que l'identité de ce maître exigeant trouble son chant et son talent, dont il s'enivrait déjà. La sévérité avec laquelle il la faisait travailler la bouleversait, il le savait. Parfois, lorsqu'il venait lui rendre visite en pleine nuit et qu'il s'amusait à tourmenter ses rêves, il percevait son effroi et ses doutes. C'était cela qui la rendait aussi touchante, et qui donnait autant de profondeur à sa voix et à ses chants.

Il l'avait faite jouer sur scène. Seul, il avait assisté à cette représentation privée, pour laquelle Christine avait joué l'actrice d'un spectateur anonyme. Elle avait eu des failles, de nombreuses failles même. Mais il avait pardonné, car cela lui avait permis de se nourrir : sa force vitale s'était lentement déversée en lui à mesure qu'elle enchaînait les notes et les pas de danse.

Christine était partie se reposer, mais Azazel, lui, était resté. Sa journée serait consacrée à l'Opéra. Il avait fait venir l'orchestre, et se ressourçait aux premières notes du Badinage lorsqu'il perçut une présence dans la salle. Yeux clos, il fronça d'abord les sourcils. Puis, alors que cette présence approchait, un sourire narquois se dessina peu à peu sur le coin de ses lèvres closes.

Le démon n'ouvrit les yeux que lorsque la sorcière s'installa à ses côtés et se permit de briser le charme de la musique pour lui adresser la parole.

- Ma dame, comment le pourrais-je ? souffla-t-il en réponse en tournant vers elle son regard brun.

A l'esclave, il n'accorda aucune attention. Soudainement, même l'air qui continuait à être joué devint un bruit de fond.

- L'incompétence de cet orchestre me tient éveillé sans peine, continua-t-il pendant que soudainement, l'un des musiciens tombait en avant, sa viole entre les jambes, le cou tordu.

Le meurtre imposa dans la salle gigantesque un silence stupéfiant. L'orchestre devint livide ; l'esclave déglutit bruyamment à genoux, sur le sol, entre sa maîtresse et son "vieil ami". La sorcière, pour sa part, gloussa d'appréciation et applaudit avec un enthousiasme qui la rajeunissait.

L'applaudissement solitaire de la Dame des sorcières rendit le silence qu'elle perturbait plus oppressant encore. Ne voulant pas rejoindre leur malheureux compagnon, les musiciens reprirent le morceau. Amusée, la sorcière s'adossa plus confortablement dans le fauteuil et glissa une main dans les cheveux de son esclave.

"Quel spectacle que la mort" conclut-elle, en griffant comme s'il s'était agi d'une caresse le cuir chevelu de la pauvre Eva.

Désireuse de donner le change à son compagnon mélomane et capricieux, elle leva l'index et lui fit décrire une boucle rythmée. Aussitôt, le musicien assassiné se redressa mollement, comme une marionnette que d'invisibles fils maintenaient debout. Avec des gestes patauds, le cadavre rattrapa sa viole et se remit à jouer. L'aspect brusque et peu naturels de ses gestes n'avait pas échappé aux autres membres de l'orchestre qui laissèrent entendre une clameur outrée.

"Tout de même, ce morceau sans viole... Laissez-moi faire, j'essaierai de ne pas trop être en avance" indiqua-t-elle à mi-voix, concentrée sur la marionnette de chair qu'elle dirigeait.

L'index de la sorcière guidait l'avant bras du cadavre qui maintenait l'archet. Le son mélancolique et doux de la viole envahit à nouveau l'espace -et le temps. Habituée à la torture délicate qui irradiait son cuir chevelu, l'esclave murmura :

"C'est fort beau ma Dame."

La sorcière fronça les sourcils, visiblement agacée par cette prise de parole.

"Mon ami, pourriez-vous gifler cette insolente qui pense que son avis m'intéresse pendant que je maintiens le tempo, je vous prie ?" demanda-t-elle au Seigneur des démons tout en faisant toujours lentement valser son index.

L’applaudissement immédiat de la sorcière fit plisser les yeux du démon, qui observa son interlocutrice avec plus d’attention encore – si c’était bien possible. Son commentaire lui valut de la part du démon un hochement de tête cordial. La mort était quelques fois spectaculaire, en effet. Le plus souvent, elle était d’une banalité affligeante mais pour cette raison, Azazel ne la trouvait que plus touchante encore. Lui ne connaissait pas la banalité.

Il ne s’inquiéta pas d’apercevoir, du coin de l’œil, le cadavre se redresser. En revanche, les premières secondes de reprise du morceau furent un véritable supplice pour ses sensibles et délicates oreilles. Le corps jouait des croches là où il aurait fallu des demi-croches, et des blanches là où il aurait fallu des blanches pointées. Quelques secondes de plus, et le mélomane capricieux et intransigeant qu’il était aurait fait un massacre.
Fort heureusement pour les futures représentations de l’Opéra, petit à petit, la sorcière sut trouver le bon rythme. Azazel se détendit visiblement. Ses doigts aux jointures devenues blanches relâchèrent leur pression sur les accoudoirs du siège. Son corps se fit moins rigide. Sa mâchoire perdit de sa crispation. Au bout de quelques secondes supplémentaires, il recommençait à fermer les yeux pour mieux apprécier la mélodie.

Il rouvrit les paupières lorsque, une fois de plus, l’harmonie fut brisée par une voix indésirable. Le regard qu’il adressa à l’esclave aurait pu la faire littéralement fondre sur place, si la sorcière n’avait pas pris la parole pour lui dicter sa conduite. Aussitôt, il arqua un sourcil. Puis, pendant que la Dame était toujours occupée à diriger sa victime, Azazel se pencha jusqu’à pouvoir tendre élégamment la main en direction de la jeune femme, qu’il encouragea à se relever pour approcher.
Du bout des doigts, il la fit avancer jusqu’à lui. Puis, aussi délicatement qu’il l’avait obligée à se déplacer, il lui imposa de se repositionner à genoux, cette fois-ci entre ses jambes. Avec l’ombre d’un sourire, il glissa sa main droite autour du cou de l’esclave, comme une caresse. Penché jusqu’à pouvoir frôler son oreille du bout des lèvres, il murmura :

- Ta maîtresse aimerait que je te gifle. Tu remarqueras que je connais de bien meilleurs moyens de te faire garder le silence.

A ces mots, il délaissa la gorge de la jeune femme. Pourtant, cette dernière put sentir une pression sur sa trachée. Cette pression lui coupa le souffle, et Azazel s’amusa à faire durer cet état d’asphyxie, lui permettant de ne respirer qu’à un rythme choisi qui coïncidait étrangement avec le tempo de la musique. Il la garda ainsi au bord de la suffocation, jusqu’à ce que finalement, le morceau s’achève.

À mesure que le comportement de son ennemi s'approchait dangereusement d'une pratique charnelle, les mouvements d'index de la sorcière se firent de plus en plus brusques. Le bras du cadavre enchaîna les fausses notes avant qu'il ne se décroche simplement du buste qui le maintenait encore pour venir s'écraser sur le sol de scène.
Il glissa quelques mètres sous la force de propulsion et vint échouer mollement contre la jambe du chef d'orchestre qui se permit, tout démon qu'il était, d'offrir un regard de reproche amusé à la Dame.

Elle arqua un sourcil et se tourna vers le fils royal. La rougeur qui asphyxiait lentement le teint de l'esclave était charmante. Elle avait l'air moins stupide, à deux doigts -littéralement- de mourir.

"N'ayez pas dans l'idée de me refaire un coup à la Mary Stuart, très cher. Je n'hésiterai pas une seule seconde à refaire exécuter quiconque vous gâchez de votre stupre" menaça-t-elle sans grand agacement.

Certes, elle aurait été dépitée qu'il souille une si jolie esclave mais cela n'aurait pu égaler la profonde ire qu'elle avait ressentie lorsqu'il s'était glissé dans les draps de son amante d'alors ; quelques siècles plus tôt. L'ayant fait décapiter avec le concours de son amie Cassiopeia -qui avait marqué la belle Élisabeth 1ère et disposait donc d'une exceptionnelle emprise sur elle- la sorcière avait durant des mois fait tonner sur l'Angleterre les plus exceptionnelles tempêtes marines qu'elle avait connues jusque là.  

Une fois la tête coupée, elle l'avait fait fixer sur un socle à trophée de chasse et l'avait faite envoyer à son ennemi de toujours pour "améliorer son sens très subjectif de la décoration intérieure". Amusée par ce souvenir, elle demanda :

"Par ailleurs, la tête, l'avez-vous toujours ?"

L'esclave les considérait d'un oeil surpris puis se résolut à fixer l'entrejambe du démon, comme si elle préférait se focalisait sur une possible entreprise qu'elle maîtrisait déjà.

Alors même que l’un de ses airs favoris se voyait complètement ruiné, le démon ne pensa pourtant pas à s’en indigner et choisit plutôt l’amusement. Le sort du cadavre le fit ouvertement ricaner. Il se fit la réflexion silencieuse que les sorcières étaient d’un tempérament trop emporté, en particulier leur Dame.

La vaine menace de son interlocutrice le fit arquer un sourcil. Nonchalamment, il s’affala dans son siège, écartant les jambes pour mieux poser une cuisse sur l’accoudoir à sa gauche. Ainsi calé dans cette posture impolie que tout Paris lui connaissait, il étendit le bras pour mieux le faire reposer sur le dossier du siège libre à ses côtés.
Hélas, l’esclave qu’il venait de libérer de sa prise démoniaque avait le mauvais goût de respirer, et de respirer fort. Le bruit contrariait ses tympans. Il s’abstint néanmoins de l’occire immédiatement et choisit sagement de se replonger dans les souvenirs que sa chère Dame évoquait. Telle une réminiscence, le parfum de Mary lui revint. Le doux son de sa voix au moment de l’orgasme également. Soudainement, ce gémissement retentit dans la salle à l’instant même où le sourire d’Azazel s’élargissait. Quels doux souvenirs, en effet… Mais il leur préférait ceux, plus exaltants, de la fureur de Rán après avoir découvert la liaison de la reine d’Écosse et du démon.

D’un air obscène, il se pourlécha les lèvres. Puis, avec flegme, il répondit à la question de la sorcière tout en veillant à la fixer du regard :

- Je l’ai toujours. Elle avait un formidable gosier qui me fut bien utile lors des nuits trop froides. Il est hélas impensable d’en user aujourd’hui mais sa tête complète superbement ma collection.

Sa voix se fit doucereuse sur la fin de sa phrase, comme s’il recevait les caresses les plus sensuelles qui puissent exister. Enfin, et puisque l’orchestre avait cessé de jouer, il coupa court à son observation de la Dame et éleva la voix pour mieux s’adresser aux musiciens :

- Quinze minutes de répit. Préparez-vous, après cela vous jouerez jusqu’à ce que je sois satisfait. Ce qui, comme vous le savez, peut prendre des heures, si ce n’est des jours.

Azazel les suivit distraitement du regard pendant qu’ils se pressaient de profiter de cet instant de pause, puis reporta finalement son attention sur l’esclave à genoux. Par mépris amusé, il arqua un sourcil et souffla :

- Très chère, occupez-vous donc de votre jouet avant que je ne m’en occupe moi-même. Son air avide devient gênant.

À la mention des caresses nécrophiles du démon, la sorcière sourit. Elle hocha la tête définitivement amusée par l’excentricité de son compagnon d’opéra. Elle imagina un instant quel usage il ferait d’une ballerine qu’elle ranimerait par nécromancie. La perspective la fit grimacer silencieusement.

« Vous êtes un grand romantique » le gronda-t-elle doucement, en regardant l’orchestre quitter la scène d’un œil distrait.

Ainsi seuls, elle se sentit menacée par la présence d’Azazel. Elle n’aimait pas cela. La propriétaire du Kraken n’était pas femme à se laisser impressionner par un homme. Surtout pas un démon.

Dans un énigmatique sourire, elle tenta de définir quel animal elle aurait choisi, s’il avait fallu le maudire comme elle l’avait fait à son ancienne amante. Son œil perçant détailla l’allure de son ennemi. Un renard, songea-t-elle. Il n’avait pas la prétention bravache du loup mais bien la ruse et la sournoiserie du Goupil. Il imagina un renard légendaire, immense, qui rôderait dans les forêts anglaises en quête des voyageurs qu’elle lui ordonnerait de dévorer.

Cette simple pensée, bien innocente, échauffa son bas-ventre. Peut-être après tout que leurs jeux de pouvoir finiraient ainsi. Cela serait une bien belle fin, pour lui.

« Soyez compatissant, la pauvre n’a pas été utilisée depuis ce matin et elle a conscience qu’elle ne doit sa survie qu’à ses talents dans ce domaine » ronronna-t-elle.

Elle écarta les jambes comme l’aurait fait un homme et remonta sur ses genoux les pans lourds du velours de sa robes. D’un mouvement bref du menton, elle indiqua à son esclave ce qu’elle devait faire. Aussitôt, la jeune fille se précipita vers l’antre de sa maîtresse comme une affamée. Elle se mit à la tâche en silence, avec l’abnégation délicate que la sorcière lui avait enseignée.

La nécromancienne lui caressa doucement les cheveux, rajustant sa position. Puis, comme s’il s’était agi d’une action pour le moins anodine, elle releva vers le démon un regard intéressé.

« Comment va votre mère, mon cher ? J’ai cru comprendre qu’elle nous préparait de nouveaux Jeux Cruels. Je suis pressée de voir ce dont il retourne. Les derniers étaient forts divertissants. C’est là que j’y ai reçue cette beauté que vous voyez là. Votre mère me l’a offerte comme cadeau de bienvenue. » expliqua-t-elle avec enthousiasme.

- Oh, et vous ne l’êtes pas ? Répliqua-t-il aussitôt.

Il avait prononcé ces mots en lui adressant un large sourire sournois et fier, haussant un sourcil dans le même temps. Le démon trouvait en effet que la volonté de la sorcière de garder son ancienne amante auprès d’elle était pour le moins… Adorable. Il avait toujours vu en Rán une grande sentimentale, ce qu’il se gardait bien de lui avouer, trop désireux de conserver sa forme humaine telle qu’elle était.

Pourtant, aussi soudainement que son hilarité s’était manifestée, il fronça les sourcils. En tant que grand consommateur de sensations, il était particulièrement sensible aux changements d’humeur chez ses interlocuteurs. Et, plus encore, à toute sensation un peu trop forte telle que la souffrance ou, en ce cas, la luxure. Bien sérieux en soupçonnant le désir de la femme, il lui adressa un regard entendu lorsqu’elle mentionna les services de l’esclave.

Alors qu’il s’était inconsciemment penché, comme prêt à fondre sur elle, Azazel recula finalement en voyant la jeune femme obéir à sa maîtresse. Les jambes dénudées de la sorcière étaient… Étonnamment attirantes. Les yeux bruns du démon s’y attardèrent, quelques secondes de trop, sans doute. Il ne connaissait hélas pas la mesure. Son nez se fronça alors que le parfum enivrant du plaisir de la Dame lui parvenait. Il s’humecta les lèvres, avant de revenir à la conversation lorsque sa chère ennemie enchaîna.

Sa question le fit sourire, une nouvelle fois. Ce sourire-là était plus discret, légèrement plus sombre également. Au lieu de faire étinceler son regard d’amusement, il l’assombrissait d’une émotion toute autre et plus complexe. La mention de sa mère fut suffisante à le détendre une nouvelle fois, et ce fut avec son flegme habituel qu’il se cala à nouveau confortablement dans son siège pour lui répondre :

- Elle se porte à merveille. Je l’ai trouvée très… Énergique, la dernière fois que nous nous sommes vus. Je la soupçonne d’être très excitée au sujet des prochains Jeux Cruels. Il semblerait même qu’elle ait rejoint Père pour l’y convier personnellement, précisa-t-il avec nonchalance. Je la soupçonne également de nous préparer quelques… Surprises.

De nouveau distrait, il baissa le visage pour mieux observer la silhouette agenouillée de l’esclave. Il eut un air goguenard avant d’interroger d’une voix méprisante :

- Et vous me qualifiiez de romantique. C’est une espérance de vie bien longue, pour un simple jouet. Est-elle si douée que cela ?

«  Cela n’a rien à voir avec le romantisme, mon ami» cingla-t-elle.

La sorcière s’enfonça plus encore dans son fauteuil. Elle lui adressa un regard las, tandis que sa lèvre supérieure s’arquait dans un lippe boudeuse et désabusée. L’esclave sentit la raideur de sa maîtresse et s’activa doublement, consciente que ses emportements verraient en elle une cible rêvée d’extériorisation.

Le regain d’application de la jeune femme faillit presque détendre la sorcière, qui laissa échapper un soupir sonore. Il contenait cependant presqu’autant de contrariété que d’aise. Agacée, elle reprit :

« Il s’agit de dressage. Une esclave aussi douée -quoi qu’un peu bavarde encore- que celle-ci demande du temps. Elle porte en elle la marque indélébile d’heures et d’heures d’amélioration. La tuer consisterait à jeter un bijou. Et j’aime les bijoux, mon ami. »

Une colère sourde grondait en elle sous la remarque désagréable du démon. Elle se sentait insultée par cela. Insultée par la part de vérité -peut-être- que voyait son esprit dans cette accusation de romantisme. Sa mâchoire se serra sous la contrariété.

D’un geste brusque qui fit sursauter l’esclave, elle tira sur l’encolure large de son corsage et dévoila, non pas son sein, mais, plus haut, la partie de sa poitrine qui aurait dû protéger son cœur.

Elle saisit la main du démon et la plaqua à l’endroit où siégeait une abominable cicatrice. Longue de plus de vingt centimètres, la balafre, bien qu’ancienne, avait toujours cet aspect rouge et sombre des plaies qui ne guérissent jamais. Sa peau était froide. Elle enfonça son regard terrible dans le sien avant d’ouvrir les lèvres.

« Moi, romantique ? Mais comment le pourrais-je ? Comment pourrais-je me laisser aller à la sensiblerie extatique que vous mettez en chaque chose alors que cette cage thoracique est vide depuis des siècles et que je ne tiens debout que grâce aux noyés dont les larmes viennent renouveler mon sang ? » lui souffla-t-elle comme une vipère qui crache, à quelques centimètres de son visage.

Sous la main du démon, aucun cœur ne battait. À peine pouvait-il sentir, à la place, le rythme lent et binaire du sang iodé qui visitait comme par magie ses veines. Cela n’avait rien à voir avec un battement mais semblait plus doux, plus langoureux. C’était un ressac.

L’insistance de sa chère ennemie pour le contredire lui fit d’abord esquisser un sourire narquois. Il se serait bien volontiers contenté de rebondir sur ses premières paroles pour continuer de la contrarier, déjà amplement satisfait de la colère de la sorcière et curieux de savoir s’il parviendrait à l’inciter à tuer son esclave pour extérioriser cette fougue violente qu’elle mettait en toute chose. Il était d’ailleurs sur le point de ricaner suite à ses explications concernant le dressage de son jouet lorsqu’elle lui saisit la main.

Alors, les événements prirent une tournure hautement plus intéressante pour le démon sournois qu’il était.

Tout d’abord, la vision de cette cicatrice lui fit perdre son sourire. Il était soudainement plus sérieux qu’il ne l’avait jamais été. D’un regard brillant d’une intensité avide, il fixa la zone qu’elle lui désignait. Son premier réflexe fut de vouloir plonger la main dans cette poitrine déjà ouverte par le passé. Et, pour la seule fois de son existence, peut-être, il fut surpris.

Au prix d’un terrible effort, il parvint à se détacher de la contemplation de cette cicatrice pour mieux ancrer son regard devenu presque noir dans celui de la sorcière. Il explora la profondeur de son regard comme s’il la découvrait pour la première fois.
Ses sens décuplés par son intérêt devenu, en l’espace de quelques secondes, obsessionnel s’enivrèrent de la sensation du sang qui coulait dans le corps de la Dame. Il lui semblait même entendre ce phénomène, tant et si bien qu’il se crut brièvement en mer, pris au piège d’une tempête maritime.

Alors, plutôt que de se laisser aller à la violence de meurtrir la chair, Azazel caressa du revers des doigts cette cicatrice qu’elle lui dévoilait. Sa caresse eut même l’audace de remonter jusqu’à la naissance de sa gorge. Il laissa retomber sa main sur l’accoudoir du siège occupé par son interlocutrice. Puis, rompant plus encore la distance qu’ils s’imposaient entre leur visage respectif, il murmura à son tour, son souffle venant s’écraser sur la peau de sa mâchoire.

- Ma Dame, je ne connais nul acte plus romantique que celui-là.

Il inspira, profita de cette proximité pour respirer son parfum qui, une fois de plus, lui rappela l’océan. La tentation fut grande de conquérir ses lèvres, mais le peu de retenu qu’il s’imposait en présence de son ennemie l’en préserva.
Quiconque aurait fait suffisamment attention se serait aperçu qu’il tremblait. Azazel peinait à contenir l’intensité de ses pulsions démoniaques, celles qui lui hurlaient de se nourrir sans retenue de cette colère sourde qu’il avait réussi à déclencher. Il s’y refusa, car le moment s’y refusait. C’était trop tôt. Il sentait que viendrait un temps plus jouissif encore pour se laisser aller à un tel luxe. Ce qu'il convoitait désormais allait bien au-delà de la simple ire de sa sorcière favorite.

- Nul besoin de cœur pour se laisser aller à un tel sentiment. J’en ai dévoré suffisamment pour l’affirmer, ma chère, susurra-t-il finalement en reculant suffisamment pour lui permettre de voir son expression avide.

Rán n’était pas une démone mais une sorcière ; aussi, elle condamnait avec la plus grande fermeté, les emportements colériques de ses collègues démons qui les rapprochaient selon elle de la barbarie primaire des humains. Pourtant, même elle, reconnaîtrait plus tard que, ce jour là, Azazel réussit à la faire sortir de ses gonds. 


Tout avait commencé avec la noirceur luisante d’hématite qu’avait pris son regard en se posant sur sa poitrine. Ce qu’il voyait, loin de le rebuter ou l’effarer, comme elle l’aurait souhaité, lui plaisait. Lui qui d’ordinaire opposait à quiconque un flegmatique sourire d’éternel adolescent, s’était laissé emporter par une mine sérieuse et sombre, terriblement sombre. Au moins eut-elle la satisfaction orgueilleuse de surprendre ce regard d’intemporelle lassitude.



La colère s’était déversée en elle comme un ouragan incontrôlable lorsque la main du démon osa s’activer pour esquisser l’ombre d’une caresse. Son visage était si proche du sien qu’elle crut qu’il oserait l’embrasser. Il n’en fit rien et, plutôt, l’insulta en la disant romantique.

Elle ne contrôla plus alors les dernières digues qui maintenaient encore péniblement les rafales de haine qui l’agitaient toute entière. Autour d’eux, les murs s’étaient couverts de gouttes d’eau de mer qui perlaient lentement vers le sol.

L’esclave s’était retirée de sa tâche et regardait autour d’elle d’un regard terrorisé. Elle tenta de dissuader le démon du regard, malheureusement, il ne la voyait même pas, trop occupé à dévorer des yeux la sorcière qui dégageait une odeur d’iode de plus en plus marquée.

L’eau qui perlait sur les murs se transforma en petits torrents confluants qui venaient mourir sur le sol.

L’orchestre qui revenait d’un pas lent se faire malmener par le capricieux démon qui les menait fit son entrée et, face à la tension que dégageaient les deux nocturnes et l’étrange phénomène qui commençait à emplir le sol de la salle de concert comme une marée montante, fuit courageusement vers les loges sous l’autorisation du chef d’orchestre. Lui-même, pourtant Nocturne de son état, eut une moue peu rassurée pour les deux ennemis à qui il proposa de revenir lorsqu’ils seraient plus disposés.

C’est donc dans le silence de cette salle gigantesque que retentit une gifle excessivement sonore.  Le geste sonna comme un coup de tonnerre et renforça les torrents d’eau qui déposaient désormais une certaine hauteur d’eau sur le sol. 

La sorcière se leva, le teint rougi par une colère dévorante, et siffla, au visage d’Azazel :

« Votre mère ne vous a jamais appris à tenir votre langue ou vous devez cette indigence verbale exceptionnelle à votre masculinité peu assumée ? »

L’esclave, toujours agenouillée sur le sol, commençait à réellement paniquer, l’eau lui montant jusqu’aux hanches. Trop occupée par sa colère, la sorcière ne la remarquait plus alors qu’elle quittait d’un pas courroucé la salle de concert.

L’avidité d’Azazel redoubla d’intensité lorsque la douleur soudaine d’une gifle coupa court à ses pensées. Alors même qu’il était forcé de détourner violemment le visage, un sourire naquit sur ses lèvres, qu’il conserva de longues secondes après le coup. Loin de le décourager, ce geste et les paroles qui suivirent le firent ouvertement ricaner, avec cette même longueur qui laissait supposer des pensées peu saines et peu raisonnables.

C’était là une victoire qu’il savourait à sa juste valeur. Il était rare de parvenir à provoquer l’emportement d’une sorcière, qui plus est de leur Dame. Il y prit goût, aussi soudainement que la gifle avait retenti. Silencieusement décidé à provoquer de telles manifestations de fureur chez sa délicieuse ennemie le plus souvent et régulièrement possible, il la suivit de son regard où brillaient mille et une diableries destinées à la faire de nouveau réagir aussi intensément. Autour d’eux, les manifestations de la magie de la sorcière l’enivrèrent. Il pouvait sentir la puissance de Rán, pouvait presque la goûter tant l’air semblait chargé d’étincelles et d’iode.

- Vous regretterez ce geste, ma chère sorcière, souffla-t-il sans se préoccuper d'être entendu ou non.

Ah, mais la sorcière en oubliait ses jouets. Le démon hocha la tête, de gauche à droite, pour marquer sa désapprobation, avant de baisser sur l’esclave oubliée un regard terrible d’indifférence. Il lui adressa un sourire figé, presque mauvais, avant d’avancer calmement la jambe pour mieux la faire chuter dans l’eau qui montait. Il se hâta de presser sur son sternum avec son pied, l’obligeant à rester sous l’eau, s’amusant de voir combien de temps elle tiendrait en apnée.

Dans sa sempiternelle posture nonchalante, Azazel étendit les bras sur les dossiers des sièges à ses côtés, en véritable prince des lieux. Il tourna la tête en direction du chemin emprunté par la sorcière pour mieux élever la voix et s’adresser de nouveau à elle, d’un ton d’hilarité sombre et mauvaise :

- Ce fut, comme toujours, un véritable et instructif plaisir. Revenez bientôt me rendre visite, Ma Dame. L’air marin manque en cette ville.

Il ferma les yeux pendant qu’il rejetait la tête en arrière pour faire face au plafond. S’il se concentrait, il parvenait à sentir cet air qu’il évoquait s’insinuer dans ses cheveux, comme une caresse. Hélas, ses rêveries furent interrompues par l’agitation de l’esclave sous son pied, qui commençait à se débattre contre ce funeste et terrible sort. Avec une cruauté calme et enfantine, il perdit son sourire et plissa les yeux, comme face à un spectacle des plus fascinants. Sa propre magie s’anima pour mieux lier les mains de l’esclave et l’empêcher de tenter de se libérer.

Une délicate petite musique s’éleva dans l’oreille centenaire de la sorcière. Sur le seuil imposant du hall, elle s’arrêta, fermant les yeux. Cette mélodie lancinante était celle des poumons des noyés qui, lentement, se résignaient à s’ouvrir pour tenter de désespérément capter l’oxygène présent d’en l’eau, les menant fatalement vers une mort douloureuse et inévitable.



Sur le seuil du hall, elle hésita. Le laisser noyer son esclave était là une preuve de cruauté qui ne lui ressemblait pas. Cependant, revenir la chercher serait lui faire un trop grand plaisir et lui apporter une preuve qu’effectivement, elle était sentimentale.



Pendant cette hésitation qui semblait durer des siècles, la jolie petite esclave subissait avec panique la plus grande des brûlures qui soit. Ses poumons choqués par le manque d’oxygène lui semblaient être devenus un grand brasier qui irradiait de son menton à ses genoux. La souffrance, atroce, était renforcée par l’abandon pur et simple de sa maîtresse.



Elle aurait voulu pleurer mais son corps, trop occupé à se préparer à mourir, en était incapable. Elle ne pouvait plus résister à l’insoutenable envie d’ouvrir la bouche même si elle savait que ça signerait la fin de son existence.



La résignation la saisissait déjà lorsque, soudainement, le niveau de l’eau baissa jusqu’aux chevilles du démon.

Elle inspira bruyamment, louant la bonté de sa maîtresse qui, de toute évidence, revenait la chercher, enfin. 

Depuis le seuil, la sorcière répondit au démon :

« Tuez-la si vous le souhaitez, enfant capricieux et stupide que vous êtes. Mais faites le de votre main et pas en utilisant mes flots. Ce serait dommage, pourtant, elle connait intimement un être qui vous obsède. »

Ce discours fit pleurer l’esclave. Non pas de ces larmes disgracieuses qui défigurent un visage mais de beaux sanglots dignes qui la rendaient sublime. Elle hésita à implorer la pitié du démon mais savait, au fond, qu’il n’en disposait aucunement. Aussi, elle s’agenouilla à son pied et attendit son sort.

« Je vous l’offre, Azazel » conclut la sorcière.

Avec effroi, l’esclave entendit dans les escaliers de l’opéra résonner les pas de son ancienne maîtresse.

Sensible à l’éloignement de la sorcière, Azazel perçut l’hésitation de celle-ci. Satisfait de constater qu’elle restait sur le seuil du hall, son œil se teinta d’une lueur d’amusement. Il continua néanmoins d’observer la lutte de l’esclave, tête penchée sur le côté comme s’il s’agissait d’une curiosité bien distrayante. Par pur sadisme, il s’intéressa aux émotions de la jeune humaine. Son désespoir, sa tristesse également, le rendirent extatique. Phénomène qui se traduisit par l’apparition d’une ombre dans le coin de son regard sournois et cruel.

Lorsque la Dame suspendit sa magie, il inspira, longuement. Pour mieux s’enivrer des dernières effluves de sorcellerie qui hantaient la pièce, comme il aurait pu le faire d’une vapeur de tabac. Cette fois-ci, en revanche, il refusa de regarder son ennemie. Ses paroles l’agacèrent, non pas pour les insultes qu’elle lui adressait, mais pour ses sous-entendus. De toute évidence, elle ne savait rien de l’étendue véritable de son obsession.

Absorbé par le spectacle des pleurs de l’esclave, il attendit que la sorcière ait véritablement quitté le bâtiment pour s’intéresser au sort qu’il lui réservait. Sa peine était… Touchante. Il ne la comprenait pas, et pour cela, il ne l’en trouva que plus émouvante. Il aurait pu passer des heures à contempler son visage rendu plus digne par une telle tristesse.
Une moue légèrement moqueuse sur le visage, il se pencha, pour mieux relever le menton de la jeune humaine vers lui, du bout de son index. Il prit la parole, d'un ton étrangement sérieux qui rendait son apparence juvénile dérangeante :

- Ma pauvre enfant. Vois la cruauté des sorcières.

Le sort de l’esclave méritait réflexion. Sa première envie fut d’épargner la jeune blonde. Il se vit passer ses deux mains terribles autour de sa gorge, lui offrant une dernière manifestation de tendresse avant de lui briser la nuque. Ces images, il les adressa d’ailleurs à la sorcière, aidé par la proximité de celle-ci. Il se concentra, sourcils froncés, pour mieux atteindre son esprit. Puis il lui fit voir, avec une clarté saisissante, ces pensées qu’il imaginait avec passion. Il attendit quelques secondes, avant de lui adresser d’autres images, où il plongeait son membre en érection entre les lèvres de l’esclave. D’autres encore, où il lui prélevait les vaisseaux sanguins pour mieux en faire des cordes de viole.

Après ces quelques secondes où il s’amusa à adresser ces pensées à son ennemie favorite, Azazel coupa le lien télépathique et reporta son attention sur l’humaine. Il lui adressa un sourire dénué de compassion, avant d’agripper une poignée pleine de ses cheveux. Il les fit disparaître tous deux, pour les faire apparaître dans son manoir.