La missive avait été envoyée plus tôt dans la journée. Azazel savait que l’humain avait bien reçu ses indications. Il le savait toujours. Et quand bien même il ne l’aurait pas lue, il serait fautif. Alors, il devrait le châtier. Dans tous les cas, ils se verraient ce soir-là. En vérité, le démon aurait préféré tourmenter Christine. Mais cette dernière devait pratiquer, entraîner sa voix : c’était lui-même qui le lui avait imposé, car il était un maître exigeant. Alors, puisque la jeune femme n’était pas disponible, il allait devoir se contenter du frère.
Ce jour-ci, nulle représentation à l’Opéra. Charles, l’un de ses jouets favoris, était trop occupé à peaufiner les détails de son projet. Le Palais des Plaisirs était trop bondé, Azazel préférait les représentations privées, et il n’était pas d’humeur à supporter les hurlements. Alors, il lui fallait tromper l’ennui. Pour cela, il aurait pu se tourner vers ses nombreuses autres victimes, mais le jeune Daae avait une qualité : il était doué pour trahir ses semblables. Le goût amer de la bassesse humaine était tout ce dont le Seigneur avait besoin, ce soir-là.
Il lui avait donné rendez-vous au Vieillard Bossu, un hôtel où résidaient principalement les jouets des nocturnes d’Achéron qui ne bénéficiaient pas d’autres endroits où faire garder leurs proies. La pièce principale du rez-de-chaussée bénéficiait d’un faible éclairage. Des couchettes y était disséminées, ainsi que des pipes à opium et un mur dont les étagères étaient remplies de drogues de toutes sortes. Les fumées qui flottaient dans la pièce offraient une atmosphère surréelle à l’endroit, ainsi qu’un anonymat relatif. C’était précisément l’ambiance que recherchait Azazel : la drogue déliait les langues, et l’intimité relative des places était parfaite pour recevoir des confidences.
Le démon resta dans le confort des ombres le temps que son humain de compagnie pointe le bout de son nez. Lorsque finalement il l’aperçut, il daigna se rendre visible à l’oeil humain et apparut directement à ses côtés, comme s’il avait marché avec lui depuis le début de son trajet. Il l’aborda sans préambule :
- Continue d’avancer, et ne dis pas un mot tant que nous ne sommes pas installés.
Accélérant le pas, Azazel fut le premier à pénétrer dans l’établissement. Le nocturne qui en gardait l’entrée jeta un coup d’oeil désintéressé au matricule qui ornait le poignet d’Aloïs. Son silence fut la seule approbation qu’il donna pour que l’humain entre à la suite de son maître. Familier des lieux, le Seigneur ne perdit pas de temps en salutations inutiles et se dirigea immédiatement vers la pièce qui l’intéressait. Il s’installa confortablement dans un fauteuil dissimulé dans un coin, et invita son informateur à prendre place à ses pieds, sur l’un des larges coussins installés là. Soudainement, les vapeurs qui les entouraient s’épaissirent, et alors que la pièce était bien occupée, ils semblèrent être soudainement seuls.
- Qu’as-tu à me dire, cette semaine ? l’interrogea-t-il finalement d’une voix doucereuse.
Je ne suis pas en retard. Je ne suis pas en avance. J’avance silencieusement dans le froid doucereux de la nuit. Sans peur, sans hâte. Je garde mes questions, je les laisse s’installer avec mes sentiments dans les recoins de mon esprit, comme d’éternels moutons de poussière. J’ai fini par comprendre que l’on a beau les balayer, ils finissent toujours par revenir — ce sont les pires des amis. Je me demande combien d’humains sont aussi dociles, combien sont devenus, à mon instar, des automates.
Les rues défilent les unes après les autres, comme les drogués au marché noir et les catins dans les lits esseulés. Elles se ressemblent toutes dans l’obscurité. Il n’y a personne. Quand bien même il y aurait quelqu’un, ce n’est pas mon problème. J’ose me considérer trop utile pour craindre la mort, et m’amuse de penser que mon maître n’a pas le pouvoir de savoir ce que je pense de lui. J’ose me considérer chanceux de n’avoir encore abandonné mon âme, et d’avoir préservé celle de Christine. Que le prix de notre vie soit celles d’autres : je n’en ai cure. Les humains sont stupides dans leur espoir, il est si simple d’en profiter !
Nul sursaut, nulle réaction lorsqu’il se manifeste : ah, maître, mon bon seigneur, vous occupez tant mes pensées que j’ai cru faire déjà tout le trajet en votre compagnie ! Ah, mon cher démon, quel luxe vous m’offrez que de m’inviter en ce haut lieu ! Ah, je m’active sans émotion jusqu’à l’entrée, et daigne impunément profiter de votre nom. Avez-vous seulement idée ? Avez-vous seulement remarqué mes yeux voilés de curiosité parcourir les lieux sans pour autant entraîner ma tête, ou une quelconque forme d’expression ? Avez-vous seulement idée de ma sérénité quand je me rappelle : dans mes pensées, je suis tranquille.
La force de l’habitude fait s’arquer un de mes sourcils quand apparaît à mon égard un coussin : quel privilège. Si je suis votre chien, voilà maintenant que l’on me découvre un pédigré de renom. Imperturbable, je prends place et laisse les entêtantes fumées m’envelopper comme un cocon. L’odeur est plaisante. À votre question s’élève un silence calculé d’une ou deux secondes car il me plaît, parfois, de flirter avec l’impatience et la menace.
Ma voix sonne pourtant bien vite, égale : J’ai gagné la confiance d’activistes du treizième arrondissement. Ils forment une petite bande organisée et se procurent des armes çà et là. Leur nombre ne représente pas une menace, mais ils font parler d’eux dans les quartiers alentours. Ils nichent dans une ancienne cave Impasse Baudricourt, mais semblent avoir d’autres repaires. Je leur ai insufflé l’idée que j’avais des contacts avec d’autres groupes avec lesquels s’unifier, ils sont prompts à la précipitation. Savez-vous maître, combien je puis être convaincant ?
Je ne suis guère bavard ni expressif, l’ombre d’un sourire éclaire la fin de mon exposé : la forme la plus exquise de l’amusement que je peux embrasser est celle du double jeu. Qu’il est bon de constater que nul n’a jamais vu tomber mon masque trop à l’avance ! Pas même vous, mon seigneur. Peut-être apercevrez-vous un jour ce qui se cache derrière. Peut-être pas.codage (c) fatigay
Seigneur Azazel
Emploi/fonction : Mécène et représentant racial des démons
Son petit jouet était trop lent. Durant le court laps de temps qui suivit sa question, Azazel s’interrogea sur la possibilité que l’humain n’ait pas compris ses paroles, et donc sur la meilleure manière de traiter ce dysfonctionnement. Fort heureusement pour le jeune blond, ce dernier eut le bon sens de finalement lui apporter la réponse qu’il désirait. D’une nonchalance naturelle et proche de l’ennui, le démon passa à une toute autre émotion : l’intérêt. Déjà, les premières informations fournies par sa chose éveillaient sa curiosité. Peu soucieux de rester impassible, Azazel inclina doucement la tête sur le côté avant de se pencher pour mieux observer le visage d’Aloïs. Bien, il ne percevait aucune volonté de mensonge chez sa victime.
Satisfait par l’obéissance de son jouet, le Seigneur se réinstalla confortablement, calé contre le dossier du siège, bras sur l’accoudoir. Sa position aurait sans aucun doute été qualifiée d’impolie par bon nombre de ses interlocuteurs, mais il se fichait bien de donner cette impression.
- Quel nombre ? Reprit-il finalement après quelques instants de réflexion.
Son jeune ami était le premier à l’informer d’une activité révolutionnaire dans le treizième arrondissement. S’il se garda bien de lui partager ce détail, le démon ne parvenait hélas pas à se satisfaire totalement de telles ébauches de nouveautés.
- Tu as bien fait de gagner ainsi leur confiance. Continue. Je veux savoir où ils se procurent leurs armes, l’identité des meneurs, les autres groupes avec lesquels ils s’organisent ainsi que l’adresse de leurs repaires principaux. Je veux tout savoir, mon cher Aloïs. Ce doit être ta priorité désormais.
Ses indications ainsi prononcées, sur le ton suave et doucereux de ceux qui se savaient en position de supériorité, Azazel se désintéressa de l’observation de l’humain. Son regard dériva plus haut, jusqu’à apercevoir, derrière les fumées épaisses des drogues alentour, la danse lascive de ce qui semblait être une succube. Envoûté par le spectacle qu’il devinait, un mince sourire rompit la lassitude de son expression. D’un ton soudainement rêveur, il s’intéressa de nouveau à son interlocuteur :
- Dis-moi, as-tu déjà connu les caresses féminines de mes semblables ?
Satisfait, vous l’êtes. Satisfait, je le suis aussi. À une place qui est la mienne, les écarts sont aussi rares que plaisants, et je trouve jeu où faire se peut. L’esprit conformiste qui orchestre la survie trouve plaisir à friser l’insolence, à tendre la toile de la dangereuse surprise. Je pense être chanceux d’avoir ces occasions, heureux dans la mesure que je fais de mes écarts. Il n’y a là qu’un divertissement, droit que je m’accorde seul, impunément.
L’échange sans saveur mais nécessaire à en donner au silence continue, normalement. Une centaine, environ. Désorganisée. Les chefs de file sont une petite dizaine. Et je m’enivre des vapeurs ésotériques tandis que vous vaquez à réflexion. L’air semble cotonneux, appelle à l’abandon. Bien évidemment, vous saurez tout, Seigneur. Il ne me faudra pas plus d’un mois. Nouveau jeu que le défi du temps : le mien est limité, à quoi bon le dilapider ? La lame de l’échéance envenime mes sombres activités, donne couleur à mes traîtrises : elle vous plaira autant qu’à moi.
Effluves démoniaques et numéro de charme captent mon attention érodée, et c’est naturellement que mon regard suit le vôtre. Si les mouvements offerts à mes yeux charmés sont des plus attirants, je sais quelle est ma place et ne me permets que de rêver. Ici, ailleurs, en tout lieu, je ne suis qu’une proie — tirerais-je un quelconque bonheur à être dévoré ? Qui sait.
Bien que je m’attendais à une remarque de votre part, sa nature me surprend, et mon regard intrigué glisse de nouveau vers vous. Non, je n’en ai jamais eu l’opportunité. Le parfum dangereux qui suinte de vos mots a quelque chose d’intéressant. Alors, j’entre dans un jeu que je n’ai guère l’habitude de pratiquer. Je n’en sais pas plus à leur sujet que ce que j’en ai ouï, sourire léger ourle mes lèvres, et ce que l’on m’en a laissé fantasmer.
Au milieu des démons, je me sens tranquille. Piégé dans un cocon de vapeurs et de menaces, je ne peux qu’attendre ce que l’on me réserve, acquiescer, mais pas moins en penser.codage (c) fatigay
Seigneur Azazel
Emploi/fonction : Mécène et représentant racial des démons
A présent que ces fâcheuses questions de révolutionnaires étaient réglées, Azazel pouvait bien se permettre de se préoccuper d’affaires bien moins sérieuses et infiniment plus… Distrayantes. Comme l’éducation de son petit humain de compagnie. Le Seigneur appréciait la capacité de son informateur à savoir garder le silence lorsqu’il le fallait, et plus encore, à s’adapter à ses changements parfois brutaux de sujets de conversation. Les réponses détaillées de l’humain le firent incliner la tête pour montrer son approbation.
- Tu m'intrigues. Que t’a-t’on conté à leur sujet ?
Sa magie démoniaque s’insinua dans les pores d’Aloïs pour mieux exacerber chez lui le manque de contact charnel, pour mieux éveiller ses appétits les plus bas et les plus lubriques. C’était là un jeu dont le démon se régalait : la luxure avait ce je-ne-sais-quoi d’épicé qui accompagnait à merveille une soirée comme celle-ci. Il ne manquait qu’un verre de vin pour accompagner ces saveurs que, déjà, il sentait naître chez sa victime. A peine avait-il formulé cette pensée que déjà, la boisson qu’il convoitait se retrouvait entre ses doigts fins, comme si elle s’y était toujours trouvée.
Révèle-moi l’étendue de tes fantasmes, insuffla-t-il comme intention dans son esprit sans pour autant prononcer ces mots à voix haute.
Sur l’épaule d’Aloïs, une main féminine apparut soudainement. Les doigts avides de cette silhouette éthérée caressèrent là les muscles de l’humain, avant de cheminer pour se poser sur son buste. La succube qui dansait précédemment, attirée par les sensations que le Seigneur démon imposait à son jouet, releva vers son représentant racial un regard interrogateur. Azazel acquiesça en silence, lui donnant toute l’autorisation dont elle avait besoin.
La créature prit alors grand soin de se coller contre le dos de l’humain. Une fois certaine qu’elle avait son attention, la succube lui intima de tourner le visage vers elle en glissant l’index sous son menton. Le sourire qu’elle adressa alors à Aloïs aurait damné le plus fervent des saints. Pendant ce temps, le Seigneur observait le spectacle, amusé par sa position de voyeur et d’entremetteur.
Il ne fait nul doute que mon esprit est charmé — dans tous les sens du terme. La bien maigre résistance que ma raison étouffée pourrait opposer aux invitations surnaturelles de la créature se voit annihilée par l’assurance que vous avez trop besoin de moi pour me laisser totalement dépérir. Je ne doute, néanmoins, pas une seconde du danger qui me frappe et du spectacle qu’il vous offre, et suis conscient que je n’en ressortirai pas indemne. Voilà le sort qui sied à qui s’allie aux enfants de la Lune — je ne peux que l’accepter.
Un court instant de silence répond à votre inquisition. Si je me sentais encore tranquille il y a un instant, mes sens à présent s’éveillent, et je sens pulser contre ma peau ce que je reconnais comme la luxure. Certainement est-elle décuplée par une quelconque magie, car mon instinct crie à la mort. Troublé, le désir éveillé à la vue de la succube éclot avec violence lorsque celle-ci me touche. L’attirance est impérieuse, incontrôlable — déjà elle m’emporte.
Je ne peux m’empêcher de sourire en retour à ce visage sans nom, du sourire séducteur que je ne réserve qu’aux personnes que je me connais intimes ou déjà sous mon charme. On raconte au sujet des succubes qu’elles sont d’une beauté envoûtante, ce que je constate être réalité alors que ma voix frémit, à laquelle nul ne saurait résister. Les contes et les bruits sourds qui courent dans les rues de Paris se réalisent sous mes yeux en une silhouette qui les dépasse tous. Sous les caresses, je soupire.
Néanmoins, j’articule : Que leurs caresses sont d’une volupté à se damner, et que quiconque survit à une nuit en la compagnie de l’une d’elles, il m’est difficile de garder le ton égal dont j’ai l’habitude, ne sera plus jamais satisfait par une quelconque autre femme. Est-ce seulement vrai ? Suis-je donc déjà damné ? Immobile mais non insensible, une envie unique monte en moi : celle d’en finir avec ce stupide exposé et de me laisser enchanter. Mes mots se font doucereux comme je détaille le visage sublime de la succube. Ce ne sont pourtant que des légendes, car le plus grand bruit qui court est celui d’une mort certaine - bien que délicieuse - pour qui s’y abandonne… Me laisserez-vous mourir, si tout ceci est vrai, mon Seigneur ? Ma curiosité croît en même temps que mon désir.
Certainement dérangé par ce puissant sentiment d’intrusion, je ne cède encore pas entièrement à la pulsion qui m’intime de me laisser emporter. Les Astres savent pourtant combien celle-ci est brûlante, déchirante. En mon esprit, mais surtout en mon corps, hurlent des désirs de liberté, de violence, de contrôle. Je fantasme la douleur, l’élégante violence d’ébats guerriers. Plus encore que me laisser dévorer, je rêve d’infliger tourments et châtiments, d’être pour une fois dominant, puissant, sanglant. Les fantasmes les plus inhumains qui se terrent habituellement tout au fond de mon être surgissent, comme appelés par l’atmosphère surréelle. J’ai l’impression de bouillir au milieu des vapeurs. Surtout, je n’arrive plus à détacher les yeux des lèvres affamées de notre compagnie. J’ai l’envie de bondir.codage (c) fatigay
Seigneur Azazel
Emploi/fonction : Mécène et représentant racial des démons
Fasciné, le Seigneur des démons s'enfonça dans son siège. Sa posture était indigne de son rang princier. Ainsi affalé, une jambe repliée pour un meilleur équilibre, il avait toute l'allure de l'éternelle jeunesse à laquelle il était contraint. Un ennui sans âge assombrissait les traits de son visage séduisant. Pourtant, son regard sombre était animé par une émotion nouvelle. Il n'avait jamais laissé la parole à ses proies. Il ne leur avait jamais permis de lui confier l'étendue de leurs pensées inconscientes et de leurs désirs inavouables, préférant chaque fois leur soutirer de force ces précieuses informations au goût de rancœur. Cette nouveauté éveillait ses propres désirs malsains.
Comme bercé par l'exposé d'Aloïs, il se détendit. Chacun de ses muscles perdit en tension. Il buvait paresseusement le contenu de son verre, tout en se laissant charmer par le spectacle offert par la succube et par son humain de compagnie.
Les images qu'il percevait dans l'esprit de son interlocuteur le firent sourire. La violence de ses envies était charmante. Délicieusement refoulée. Azazel voulut en savoir plus, il voulut goûter du bout de la langue ce sang qu'Aloïs rêvait de faire couler.
Avec une lenteur odieuse, il se pourlécha les lèvres. Enfin, il quitta sa posture délassée pour se pencher. Il posa son verre sur le premier support venu, puis détailla avec une obsession nouvelle le visage de son jouet. Avec une excitation d'enfant trop avide de voir si les fourmis qu'il écrasait sous son pied survivaient, il murmura :
- Que ferais-tu si je t'offrais une nuit en compagnie de cette créature ? Si je te permettais, le temps de quelques heures, d'assouvir le moindre de tes désirs et de faire subir à ce corps de prédateur tout ce qu'il t'est interdit de commettre en ta nature de proie ?
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