(terminé) [Rán & Azazel] Sed non satiata

Lors des Conseils du Haut Parlement Nocturne, de nombreux frères démons avaient accusé la Dame des sorcières méfiance généralisée envers les démons. Ils se trompaient. Il ne s’agissait pas là de méfiance mais d’une réelle antipathie, totalement assumée. Rán haïssait les démons. Elle les trouvait agressifs, égoïstes et cruels. Très éloignés, en somme, des valeurs qu’elle attendait des soeurs qu’elle accueillait dans son coven.



Azazel ne faisait pas exception. Loin de là. Il était, avec une belle longueur d’avance sur ses compères, le plus agressif -oh, pas de la façon de ses parents mais plus subtilement, c’était certain- le plus égoïste -et pourtant la sorcière faisait là figure de modèle- et le plus cruel -en des temps où a cruauté était monnaie courante- de tous les démons. 



Pour tout cela, Rán l’abhorrait et cela, depuis le premier jour où elle l'avait vu. Aussi, lorsqu’il se leva, elle sut qu’il ne partirait pas tout de suite. Son entêtement cruel eut le mérite de chasser les images obsédantes de Bretil qui la faisaient souffrir. Son esprit se focalisa alors sur ces mains, bouillantes, qui enserraient les siennes et sur les paroles hypnotisantes du démon.

Son corps, alors, s’opposa à elle comme un traître ennemi. Le baiser qu’il lui offrit fut accueilli avec une complaisance qui l’horrifia. Ses lèvres s’entrouvrirent même pour laisser passer cette langue terrible dont les mots la domptaient.

« Dehors… » supplia-t-elle plus pour elle-même que pour lui.

A quelques centaines de miles de là, le peuple des océans se terra. Terrifiant de taille et de prestance, le Kraken était sorti de son repos. Les sirènes, démones délicates et cruelles, s’écartèrent, surprise de le voir sortir si tôt ; il n’était pas encore temps de faire naufrager un navire pour la Dame des Sorcières.
Les derniers noyés dont l’âme nourrissait son éternelle jeunesse étaient à peine bouffis par quelques jours d’errance aquatique. Certains n’avaient pas encore perdu leurs yeux, pourtant mets favoris des crabes.



De loin, démones et poissons observèrent le Kraken se rapprocher de la crypte sous-marine d’où se laissait entendre, depuis quelques minutes désormais, un hypnotique battement. Visiblement inquiète, la pieuvre géante se posta à l’entrée de la grotte immergée, la fermant hermétiquement à tout visiteur.

Rán sentit la perturbation que cet état nouveau et dangereux entre tous créait dans son royaume immergé. Aussi, des larmes amères maculèrent ses joues qui reprenaient doucement leur couleur habituelle. Ses cheveux, à nouveau blond, avaient retrouvé leurs boucles sauvages alors que son corps semblait s’être amolli contre celui du démon.

Elle mit fin au baiser, au bout d’un temps qu’elle jugea trop long. C’est son habituel regard sombre qu’elle porta sur Azazel.

« Je n’ai absolument rien ressenti » conclut la tricheuse.
 

Le Prince démon n’aurait su dire ce qu’il espérait en embrassant la Dame des Sorcières. La séduire pour mieux la terrasser ? Attiser son agonie pour mieux s’en délecter ? Taire et apaiser ses propres envies ? C’était là un mystère sur lequel il s’attarderait de longues nuits durant par la suite.
A sa plus grande surprise, elle ne rompit pas le baiser. Au contraire, elle lui permit même de le prolonger. Il aurait été sage d’y mettre fin de lui-même. Azazel n’avait jamais été sage, et il l’était moins encore en présence de son ennemie naturelle.

Au loin, il perçut le trouble qui agitait les océans. Il n’avait pas avec eux le même lien que la sorcière, mais les Abysses, elles, il les comprenait. Plus encore, en sa qualité de représentant racial, il était lié à de nombreux membres de son espèce. Il sentit le désarroi des sirènes, reçut leurs plaintes télépathiques. Il les ignora toutes, pour se concentrer sur l’intimité nouvelle qu’ils partageaient.

La peine de la sorcière l’enivrait, découvrit-il avec stupeur. Non pas par sadisme comme cela lui arrivait en compagnie de ses proies ordinaires. Il comprit qu’il y était tout simplement sensible, aussi sensible qu’il l’était lorsque ses cantatrices favorites adoptaient des intonations mélancoliques à déchirer l’âme des enfants du soleil et à lui en donner un semblant d’une.

Azazel ouvrit les yeux à l’instant où la Dame mettait un terme au baiser. Il ne se souvenait pas avoir fermé les paupières, et pourtant il découvrait d’un œil nouveau la sublime femme qui lui faisait face. Les mots qu’elle prononça, avec cette certitude éhontée des mensonges de sorcières, le firent sourire.

Délicatement, il se permit de caresser sa joue du revers des doigts. Il voulut réclamer ses lèvres, de nouveau, tel l’enfant exigeant qu’il était. Impitoyable, il songea même à la délivrer de ses doutes et désillusions et à clamer son corps cette nuit-même. Et pourtant… Il baissa la main, réinstaurant une distance illusoire entre eux deux.

- Revoyons-nous vite, ma Tricheuse adorée. Si les nuits vous paraissent trop fraîches ou solitaires, rendez-moi visite. Je saurai vous recevoir avec la même générosité que la vôtre.

Sur ces mots, son corps perdit peu à peu son apparence pour paraître tout de ténèbres fait. Sur les lèvres de sa Sorcière, il déposa un baiser invisible avant de quitter véritablement sa demeure pour rejoindre la sienne et se ressourcer. Il aurait besoin de toutes ses facultés démoniaques, lors des nuits à venir, pour hanter les songes de Rán.