(terminé) [Rán & Azazel] Sed non satiata

Comme il s’y attendait, il n’avait pas tardé à être convoqué chez son diable de père. La missive incendiaire – littéralement, elle s’était mise à brûler dès qu’il l’avait touchée – qu’il avait reçue lui intimait en effet de se rendre immédiatement au Palais de Whitehall. Une fois sur place, Azazel avait affronté l’ire du souverain en conservant cet air sempiternellement ennuyé et flegmatique. Gearalt, lui, avait face à ce peu de réaction hurlé à en faire lâcher le cœur des domestiques et esclaves du château. L’héritier avait compté près de quatre veines de colère sur le front rouge du Diable apparu sous sa véritable forme.
Qualifié d’incompétent, d’imbécile et d’erreur durant des heures, le Seigneur démon avait fini par accepter d’arranger la situation sous peine de se faire couper les cornes et les ailes s’il continuait à ignorer les ordres du Roi et de la Reine d’Achéron. En vérité, c’était pour le mieux. Sa brute de père lui offrait l’occasion parfaite pour rendre visite à sa sorcière favorite.

Le soir-même, il apparaissait à la bordure du domaine de Dame Rán. Dans son dos, deux ailes démoniaques étendues pour le voyage se replièrent avant de disparaître à la vue. Sur ce plan terrestre, il économisait mieux ses forces lorsqu’il revêtait une apparence humaine.

Comme chaque fois qu’il contemplait la bâtisse, il eut le souffle coupé par tant de beauté. La forêt dans son dos lui parut être une vieille amie tant il s’était, durant les siècles passés, attardé dans cet espace. La sauvagerie des lieux lui avait toujours plu, et lui avait toujours rappelé le caractère de la maîtresse des lieux.

Ses pas le menèrent instinctivement, comme s’il était un grand habitué des lieux, à la porte d’entrée. Déjà, l’air autour de lui lui semblait vibrer sous l’impulsion de la magie sorcière qui envahissait l’endroit. Sur sa peau, cette sorcellerie lui faisait l’effet d’une caresse. Un instant, ses yeux prirent intégralement une teinte d’onyx. Son sourire se figea en une expression prédatrice, qui donna à ses dents un aspect plus monstrueux, le temps de quelques fractions de secondes.
Mais une inspiration plus tard, il ressemblait de nouveau à l’éternel jeune homme qu’il était. Ses yeux de nouveau bruns détaillèrent la porte. Frapper aurait été d’un vulgaire qui lui hérissait le poil. La Sorcière était déjà avertie de sa présence.

Attentif à son environnement, Azazel recula de quelques pas et releva le visage vers l’une des immenses fenêtres de la demeure, où il devinait le mouvement des flammes de bougies. Il adressa l’un de ses sourires les plus enjôleurs à l’obscurité de la nuit.

- Je suis là, ma chère Dame.  

Il était assez rare que la Dame des sorcières fasse preuve de mesquinerie. Elle avait bien des défauts -certains plus terribles, d'ailleurs- mais n'était pas prompte à ce genre de bassesse d'esprit.

Il était évident que la présence du démon et leurs affronts respectifs réveillaient en elle de bien sombres dispositions. Elle n'avait pas hésité une seule seconde lorsque l'idée d'un incident diplomatique d'envergure s'était imposée dans son esprit. Elle avait mis tout son coeur dans la plainte prétendument éplorée et soucieuse qu'elle avait adressée à ses "estimés souverains".
 L'esclave lui manquait terriblement, leur avait-elle expliqué, non pas pour ses qualités humaines mais pour le symbole éclatant qu'elle était de l'union nocturne.

Elle avait même versé une larme sur le parchemin, elle savait que c'était là une substance que les deux démons apprécieraient. Pourtant, elle ne s'attendait pas à recevoir le Seigneur démon chez elle. Elle pensait que la prochaine bataille qu'ils se livreraient prendrait place dans l'hémicycle bruyant du Haut-Conseil.

Aussi, lorsque la Forêt lui murmura à l'oreille qu'il attendait sur le seuil, elle fut surprise. Sous l'effet de son mécontentement, les volets claquèrent et l'intégralité des bougies furent soufflées. Le lierre ne s’écarta pas pour laisser entrer le visiteur comme il le faisait d’ordinaire. Le Manoir resta obstinément clos, silencieux et tranquille comme le sont les ruines.

Pourtant, le démon fut accueilli et guidé. Une bourrasque inattendue s’était élevée des monts occidentaux de la forêt pour venir longer bruyamment le lierre de la bâtisse, le faisant frémir. Le crépitement du vent, fort, semblait indiquer un flanc de la forêt. Aussitôt, les trembles qui la rendaient difficilement accessible s’écartèrent en silence -ils ne parlaient qu’aux habitués des lieux- et proposèrent un chemin à l’intrus.

La sorcière était là, quelque part. Il aurait suffi, peut-être, de suivre le bruit de l’eau, pour la trouver.
 

Tout comme les sorcières, les démons étaient sensibles à l'invisible. En tant que démon voleur, Azazel était également sensible à l'indicible de ces émotions et valeurs trop humaines desquelles il se régalait. Il était particulièrement friand des désirs de gloire, des ambitions passées et des désillusions. Mais sa préférence allait au Talent, à toute forme de talent, qu'il s'agisse de l'art de choisir les bons mots au bon moment ou de préférer le silence, d'harmoniser des notes, de maîtriser sa voix ou, en cet instant, de maîtriser sa magie.

Il reconnaissait en cet appel silencieux la manifestation d'une fille du vent. Ou plutôt de La plus éminente de ces filles. En digne héritier des Abysses, ces mêmes entités qui avaient souhaité dompter le Vent, il en fut captivé.
Ainsi guidé, le démon suivit le chemin indiqué. Il inclina au passage la tête, comme pour remercier silencieusement cette végétation sauvage. Tendant l'oreille, sens aux aguets, Azazel se concentra pour mieux trouver l'énergie de la Sorcière. Le son aqueux qui venait des profondeurs de la forêt le fascina, d'abord, puis le guida aussi sûrement que si c'était elle-même qui l'appelait.

Ses pas étaient calmes, posés. Le démon ne semblait pas craindre les obstacles. Ni les branches, ni les racines, ni la mousse glissante ne perturbaient son chemin, comme si son corps était immatériel. Comme si, quelque part, ses ailes pourtant repliées le portaient toujours. Il évoluait dans cet espace pourtant peu familier avec une aisance surnaturelle qui aurait horrifié la faiblesse de l'esprit humain.
Autour de lui, des présences plus discrètes que celle de la sorcière se manifestaient. Azazel eut un sourire courtois pour ces êtres de la nuit, ceux que les humaines nommaient peu mais qui habitaient les légendes et rêves des Nocturnes. En d'autres circonstances, il se serait arrêté pour converser avec le Petit Peule, pour s'exprimer dans cette langue inconnue des enfants du Soleil qu'il n'employait pas assez souvent. Mais cette fois-là... Toutes les pensées du démon étaient tournées vers l'être le plus mystérieux qu'il connaisse.

Au bout de quelques instants, ou d'une éternité peut-être, ses pas et plus encore son audition le menèrent à une grande étendue d'eau qui figea ses traits en une expression de curiosité dubitative quant à ce choix de lieu de rencontre. Néanmoins porté par l'alliance des éléments et par ce silence qui aurait pu être pesant pour tout autre que lui, l'éternel jeune monstre qu'il était accepta de jouer le jeu de la sorcière et attendit patiemment que celle-ci se manifeste.

La sorcière n’aurait pas souhaité meilleur lieu de rendez-vous que la forêt qui bordait sa demeure. Elle connaissait, intimement, chacun des arbres qui la composaient ; avait recensé chacune des familles du Petit Peuple qui l’habitaient et se montrait à l’écoute des inquiétudes et besoin de la faune qui y vivaient.

Elle était en terrain conquis et familier. L’idée qu’il venait lui rendre visite ; désagréable et surprenante de prime abord devenait, petit à petit, intrigante. Elle s’apprêtait à recharger son énergie vitale, lorsqu’un chêne avisé lui murmura la nouvelle. Elle se décida à ne rien changer à ses plans du soir -il aurait été risqué qu’elle apparaisse devant son ennemi affaiblie.

Les lieux étaient idéaux. Le lac, noir comme du sang caillé, siégeait au creux d’une clairière féerique. Quelques saules laissaient tremper leurs longues lanières tristes dans son eau sombre, à peine éclairée de nuées apaisantes de lucioles. D’imposants bosquets de jonquilles et de jacinthes, privées de leurs belles couleurs par la nuit, libéraient pourtant leur entêtant parfum, soulevé par les bourrasques de vent que le souvenir d’un hiver proche encore dispersait encore dans les bois.

La surface du lac était tranquille et sereine comme le sont toujours les étendues d’eau qui dorment. En son centre, la lune, pleine, s’y reflétait avec une netteté telle qu’on aurait cru observer le ciel lui-même. Quelques secondes après l’arrivée du démon, la lune se rida comme un drap qu’on froisse.

Ce fut comme une apparition.

Au coeur du reflet de l’astre, la sorcière émergea. Debout, au centre du lac, elle était intégralement nue. Ses longs cheveux blonds, trempés, couvraient pudiquement ses seins alors que le niveau de l’eau masquait tout juste son pubis.

Aussitôt, un petit groupe de fées volèrent jusqu’à sa robe qu’elles portèrent pour accueillir sa sortie de l’eau. Elle refusa d’un geste doux de la main. Déçue, la nuée plana jusqu’à un buisson environnant où l’on entendit des gloussements.

La sorcière fixa alors son regard sombre sur le visage de l’intrus. Un sourire malsain illumina son beau visage.

« Bonsoir mon Seigneur. L’heure est bien choisie pour venir vous excuser ; je suis toujours d’humeur plus magnanime lorsque je suis nue » le salua-t-elle.

La pâleur de la lune le privait de cette obscurité qu’appréciaient les démons. Ainsi révélé, sans artifice, sans possibilité de dissimuler quoi que ce soit, son visage d’éphèbe paraissait plus âgé, car privé de son éternel sourire juvénile et arrogant. Avant même que la sorcière apparaisse, pourtant, Azazel releva vers la Lune un regard affectueux.
Mais son attention fut immédiatement happée par une autre vision. Différente, saisissante, captivante. Le démon en oublia de ciller, ce qui donnait à son regard sombre une intensité nouvelle.

Comme si le temps s’éternisait du fait de leur seule présence, le Seigneur n’expira qu’un souffle qui s’étendit de longues secondes mais ne fut pas suivi par quelconque inspiration. C’était là une habitude humaine trop banale, et tout le semblant d’humanité dont il consentait à se vêtir disparaissait progressivement.
Patiemment, donc, comme s’il s’agissait là de la dernière forme d’art qu’il pourrait contempler ainsi, Azazel attendit que la sorcière achève sa progression vers lui. Il s’aperçut, trop tard pour qu’il puisse décemment s’attarder sur cette sensation, qu’il avait soudainement chaud. Très chaud, comme si son corps venait de prendre plusieurs degrés de plus, trop rapidement.

Malgré tout le vice qui l’habitait et qu’il était le premier à reconnaître, le démon ne profita pas ouvertement de la beauté de ce corps nu qui approchait. Bien au contraire. Son regard était en quête de celui de Rán, dans un effort pour lire en elle les effets de ce regain de vitalité qu’il devinait à la simple puissance de sa présence.

Son salut l’amusa. Extirpé de sa contemplation, il sembla perdre le poids de son âge véritable et revêtit l’apparence de ce jeune homme insolent que tout l’Achéron connaissait. Ce fut avec une douceur venimeuse qu’il lui répondit :

- Prenez garde, ma Dame. L’on pourrait penser qu’il s’agit là d’une invitation.

Curieux d’apprendre l’étendue de ses réactions et expressions, à présent qu’elle aussi était révélée ainsi par leur Mère commune, Azazel marqua une pause de quelques secondes durant lesquelles il fixa la cicatrice qui ornait le buste de la sorcière. Il reprit, la voix vibrant d’un amusement naissant et malsain :

- Je suis cependant heureux d’entendre cela. Puisque à présent, l’heure me semble mieux choisie encore pour vous assurer que je ne vous présenterai aucune excuse. Vous avez néanmoins le mérite d’avoir dupé nos chers souverains et je vous en félicite.

« On se méfie trop peu des invitations qu’on nous fait, si vous voulez mon humble avis » souffla-t-elle.

Elle s’approcha de la rive et du démon tout en restant à bonne distance. Elle pouvait, d’ici, entendre le bruissement des petits êtres qui habitaient la rive et qui suivaient la scène, dans l’ombre. Ce n’était pas tous les jours que la reine des lieux laissait venir un visiteur sans l’occire dès son arrivée. Elle cligna des yeux.

« Duper nos chers souverains fut une entreprise aisée, presqu’ennuyante. Ils sont terrorisés à l’idée du plus petit incident diplomatique. En cela, vous faites preuve d’une bravoure qui les couvre d’opprobre. Je n’ose imaginer l’atermoiement de votre mère lorsque je lui décrirai avec quelle force brutale vous vous êtes introduit chez moi pour attenter à ma vie cette nuit. »

Portée par le délice de ses futures calomnies, elle ne put s’empêcher de faire un pas supplémentaire. Elle était quelques pieds du démon. Il pouvait observer à loisir la mine insolente qu’elle lui opposait.

Il avait effectivement été aisé de convaincre le couple royal. Cela n’était pas tant dû à leur peur de l’incident diplomatique qu’à l’anticipation blasée des futurs déboires de leur fils. Elle aurait pu lui imputer n’importe quel crime qu’ils n’auraient pas songé à y voir un mensonge. Et pour cause : Azazel était capable de tout.

Une clameur perturba le silence sépulcral et saint du lieu. Une lueur se fit observer, par delà la forêt.  La sorcière sourit plus insolemment encore. La clameur gagna en netteté, il s’agissait de hurlements de peur. Elle sembla s’en délecter.

« Je ne manquerai pas de détails lorsqu’il s’agira de décrire la cruauté avec laquelle vous avez mis le feu à la petite dépendance de mon domaine qui abrite mes esclaves en pénitence. Je serai tellement affligée d’une telle perte ; terrassée même par le bruit sourd des charpentes qui se sont écroulées sous les flammes, les tuant toutes » décrivit-elle, les yeux dans les siens.

A peine avait-elle fini sa phrase qu’effectivement, un fracas sonore et distant se fit entendre. Les hurlements se muèrent peu à peu en geignements d’agonie, à peine perceptible. La sorcière, elle, resplendissait. La lune lui offrait un halo féerique qui en aurait fait une sainte si elle n’avait pas eu d’accrocher sur le visage un sourire aussi ouvertement mauvais.

- Faites donc, mon amie, souffla-t-il aussitôt, peu ému par le massacre qu’elle venait de décrire et qui perturbait le silence de cette nuit de lune pleine. Comme c’est touchant : leurs hurlements ressemblent en tous points à ceux de cette tendre Eva que vous m’avez cédé si généreusement. Hélas, ils manquent de cette pointe de désespoir et de blessure émotionnelle qui la rendaient si adorable.

Amusé par l’expression qu’elle lui offrait, il s’en régala quelques instants puis afficha ouvertement son hilarité dans un sourire qui s’attarda durant de longues secondes tandis qu’il avançait d’un pas, lui aussi. L’eau lui vint aux chevilles. Ses yeux étincelaient d’une humeur sombre et joviale qui ne présageait rien de mieux que le chaos qu’il était capable d’offrir au monde. Il parut satisfait en entendant les geignements des esclaves s’atténuer.

- Vous êtes, ma Dame, un monstre de manipulation et de bassesse, la complimenta-t-il.

Le démon paraissait détendu. Bien trop, à vrai dire, pour un être sur lequel on venait de faire planer la menace d’une pression familiale. Au fond, cela lui importait peu. Son rôle de Seigneur le contraignait trop. Affranchi de ses responsabilités, quand bien même il lui faudrait pour cela que ses parents le renient, Azazel ne disposerait que d’autant plus de temps pour tenir compagnie à sa sorcière favorite.

Son regard sournois détailla le corps de la Dame, de bas en haut, avec une lenteur offensante. Lorsque ses yeux accrochèrent de nouveau ceux de son ennemie, il arqua un sourcil. Cette fois-ci, sa voix fut teintée de dédain lorsqu’il reprit la parole :

- Mes chers parents seront ravis d’apprendre que vous vous être montrée trop faible pour déjouer mes ambitions démoniaques. C’est là m’estimer peu que d’imaginer que j’emploierais des méthodes aussi impersonnelles pour vous tourmenter. Quelle perte de temps que de m’intéresser aux esclaves, alors que Paris et ses environs pullulent de sorcières toutes plus alléchantes les unes que les autres.

A ces mots, il s’humecta les lèvres d’un air gourmand. Déjà, il s’imaginait la saveur de ses futures victimes lorsqu’il leur déroberait leur pouvoir. Mais il était trop tôt pour se laisser aller à de telles rêveries. Il cligna, et reporta son attention totale sur son ennemie. Il eut un signe de main nonchalant.

- Père se laissera peut-être prendre au jeu, mais concernant notre Reine vénérée… J’ai bien peur qu’il ne vous faille vous montrer plus convaincante. Tenez, voici une idée : racontez-lui comme le Seigneur démon vous a troublée au point de le laisser s’aventurer dans ce domaine qui est le vôtre et et de lui céder votre corps, fit-il plus sèchement en avançant d’un nouveau pas.

Elle s’approcha encore, laissant le niveau du lac dénuder son pubis et la toison blonde qui y siégeait.

« Vos pauvres parents sont bien trop bouffis d’orgueil pour voir dans ma supposée faiblesse autre chose que l’éclat de leur sang. Je n’oserai jamais riposter face au fils de mes bien aimés souverains. L’unité Nocturne me tient tellement à coeur... » lui murmura-t-elle presque dans le creux de l’oreille.

La menace qu’il fit ouvertement peser sur ses sœurs sorcières assombrit cependant ses pupilles. La perspective d’une guerre civile était presque alléchante lorsqu’elle l’opposait à cette face honnie de perpétuel adolescent. Cependant, la sorcière était une Dame exigeante, cruelle mais protectrice. Elle n’aurait souffert qu’on attentât à ses filles. Aussi, elle saisit le poignet du démon avec une fermeté féroce. Elle recula, le faisant avancer de quelques pas dans l’eau qui lui arrivait désormais aux genoux.

Elle fut surprise de la chaleur qui émanait de ce corps moribond. Elle-même était glacée par ce bain nocturne. Elle remonta vers lui son regard noir et le fixa dans le sien.

« Ne vous égarez pas au point de sous-estimer votre adversaire et ses filles, mon Seigneur. La manipulation et la bassesse sont bien mes deux armes les moins dangereuses. N’oubliez pas que mon véritable royaume encercle tout l’Achéron et que j’y accueille avec bienveillance et respect vos sirènes depuis des siècles. Il serait regrettable qu’un accident arrive » lui rappela-t-elle.

La mention d’une hypothétique visite du démon dans son intimité lui fit cligner les paupières. Elle secoua la tête ce qui fit valser sa chevelure, dénudant totalement ses seins et la cicatrice qui pourfendait sa poitrine.

Soudain, l’eau autour du démon changea. Ce qui ressemblait à des filaments argentés semblaient partir de ses genoux pour blanchir la surface du lac. En réalité, l’eau gelait. La glace formait comme un étau autour du démon, l’immobilisant.

La sorcière recula encore. A quelques mètres de lui, elle haussa les épaules et  clama, un sourire défiant aux lèvres.

« Ceci est une invitation, mon Seigneur. »

Elle plongea et disparut sous l’eau.  

Par un automatisme impulsif, Azazel voulut d’abord contredire la sorcière au sujet de ses parents. Orgueilleux, ils l’étaient. Imbéciles, lui-même ne se risquait pas à commettre l’erreur de le croire. Le diable possédait des armes que ni lui, ni la Sorcière, ni qui que ce soit pourrait un jour surpasser. Il en avait eu conscience depuis le jour même de sa naissance. Mais, ce n’était pas là l’important. Il se fichait bien des relations diplomatiques de l’Achéron, qui était selon lui condamné à finir en cendres étant donné les querelles éternelles qui contraignaient ses parents à la séparation physique.

Enfin, la Dame lui présentait ce faciès fâché qui lui plaisait tant. Il accepta sans rechigner de la suivre dans cette étendue d’eau, intrépide dans sa quête pour échapper à l’ennui qui menaçait de le saisir à chaque instant. La menace qu’elle fit à son tour planer sur les sirènes lui arracha un rire franc et insolent.

- Laissez donc ces chères cantatrices où elles se trouvent. Ce n’est pas ce qui nous importe cette nuit, n’est-ce pas ? Ces commentaires sont d’un vulgaire qui m'est insoutenable dans pareil décor… Croyez-moi, je mesure pleinement la force de vous autres Filles du Vent. Ne commettez pas, à votre tour, l’erreur de sous-estimer les miens.

La glace qui l’entourait lui fit émettre un petit ricanement goguenard. Séduit par cette matière qui tentait de le prendre au piège, il écarta doucement les bras en observant le phénomène. Il mit un terme à ce geste trompeur de reddition en entendant les dernières paroles de son ennemie. Le sourire qu’il lui adressa alors révélait ses intentions les plus prédatrices à son égard. Si elle battait des cils, elle aurait pu apercevoir, durant cet instant où les paupières ne recouvraient qu’à demi les yeux, les cornes démoniaques sur le front d’Azazel.

Accepter cette invitation après pareil avertissement quelques instants plus tôt était une erreur qu’il commettait bien avec une grande témérité. Mais, éternel arrogant et hédoniste qu’il était, le Seigneur ne refusait jamais une proposition. En tant que démon pactisant, c’était là un trait de caractère qui lui avait régulièrement été bénéfique.

Son corps était d’une température telle que la glace fondit aussi vite qu’elle était apparue. La sorcière venait de disparaître dans les profondeurs du lac et, autour de l’étendue d’eau, Azazel ne distinguait désormais plus qu’un silence expectatif. Son regard affectueux pour ces êtres devenus spectateurs balaya les alentours du lac.
Finalement, dans un soupir, il plongea à la suite de son ennemie.

Si depuis la berge la surface du lac semblait sombre comme un puits sans fond, depuis l’intérieur, les rayons lunaires éclairaient l’espace englouti d’une façon spectaculaire. Le monde immergé rivalisait sans difficulté en féerie avec l’extérieur. Le lac était exceptionnellement profond, ce que ne laissait pas présager son envergure assez modeste.

De part et d’autre, de longues algues aquatiques dessinaient de mystérieux bosquets. La faune, vivace, semblait occuper les lieux dans une paix relative. Le monde secret de la sorcière était tout entier composé de bleus et de verts.

De petits poissons luminescents vinrent accueillir le démon comme une nuée de lucioles et le guidèrent à travers les bosquets d’algues. C’est alors qu’il apparut. De loin, il semblait peu différent des ruines immergées qui peuplaient l’imaginaire anglais du XIXème siècle. Pourtant, en s’approchant, on distinguait finalement que les pièces étaient du château était encore intactes.

Et pour cause, les lieux étaient entourés d’une bulle gigantesque qui, de toute évidence, les protégeait. Le démon la traversa et pénétra ainsi dans le domaine de la Dame du Lac.

La sorcière l’attendait, debout devant l’entrée principale de ce lieu étrange où l’atmosphère semblait préservée de l’eau avoisinante par un charme puissant. Elle était toujours nue et sa beauté semblait plus éclatante dans sous la lumière lunaire filtrée par les flots. Elle était trempée et souriante.

« Bienvenue chez moi, mon Seigneur » l’accueillit-elle d’une voix que rendait sirupeuse la défiance et l’insolence.

Un air lugubre de valse retentit. L’acoustique étrange de ce lieu aquatique le rendait plus funèbre encore. Les notes résonnaient contre les parois de la bulle pour venir mourir dans les oreilles centenaires des deux monstres qui tuaient l’ennui à se pourrir l’existence.

« J’ai envie de danser, désormais » souffla-t-elle dans un sourire énigmatique.

Toujours nue, la sorcière parcourut les quelques mètres qui la séparaient de l’entrée principale, laissant la vue de son séant renouveler l’invitation à la suivre qu’avait formulée le vent, quelques temps plus tôt.

 

Les lieux étaient superbes. Azazel n'en attendait pas moins de la Dame des Sorcières, dont il connaissait l'étendue de la puissance et l'imagination. Cela faisait des siècles qu'ils se pourrissaient l'existence, bien avant que le royaume de l'Achéron n'émerge et que leurs responsabilités respectives les oblige à se rencontrer régulièrement.

Ses mèches sombres trempées lui tombaient devant les yeux. Il les ramena en arrière d'un geste machinal. Peu soucieux de la manière dont ses vêtements lui collaient à la peau, désormais, le démon observa avec plus d'attention la demeure très personnelle de son ennemie. Elle était splendide. Elle, autant que son lieu d'habitat. Quelque part, au fin fond de son cœur trop brûlant du feu des êtres démoniaques pour être stable, Azazel sut qu'il était privilégié.

- Quel accueil. Je n'en attendais pas tant.

Il se serait volontiers étendu sur la magnificence des lieux mais l'air de valse qui atteignit soudainement ses oreilles était... Trop distrayant. Dans cette acoustique, les notes sonnaient... Parfaitement justes. C'était là un ravissement pour ses tympans de mélomane trop exigeant et trop sensible. La splendeur de cette valse qui semblait avoir été écrite pour eux, pour cet instant, lui fit clore les paupières.

A l'invitation de la sorcière, il rouvrit les yeux. Ses yeux se posèrent sur l'impressionnant séant qu'elle lui présentait. Soudainement, il se sentit trop à l'étroit dans ses vêtements trempés. En l'espace de quelques fractions de seconde, il était torse et pieds nus.  

Il la rejoignit en quelques pas lents et mesurés, qui adoptaient déjà le rythme de cette valse. L'approchant par derrière, il fit courir les phalanges de sa main droite sur la peau froide de son dos avant de presser son épaule pour l'inviter à se retourner. Se retrouvant face à elle, il guida la main gauche de la sorcière pour la faire reposer sur le haut de son biceps, prit délicatement sa main droite dans sa main gauche et posa sa main libre entre les omoplates de sa chère ennemie.

- Eh bien, ma Dame, voyons si vous possédez le sens du rythme, lui souffla-t-il avec sa provocation habituelle.

Il prit une longue inspiration afin de mieux lui indiquer le sens qu'il s'apprêtait à emprunter pour leur valse, puis la guida.

Lorsque vous aviez multiplié les siècles d’existence, vous aviez, pour certaines âmes promptes à l’ennui sidérant, une habitude  épuisante à tout expérimenter. Aussi, il pouvait vous arriver de négliger certains plaisirs qui pourtant forment le suc même de l’existence. En se laissant conduire par le démon, la sorcière se rendit compte d’à quel point elle n’avait pas danser depuis longtemps.

Et pour cause : elle aimait assez peu conduire et c’était là un talent que ne maîtrisait pas la plupart de ses compagnes de jeu.

Le sourire qu’elle opposa à son cavalier aurait presque été franc s’il n’avait pas dissimulé une aussi évidente envie de le vaincre.

Son épiderme s’était tendu sous les mains du démon. Ce constat l’agaça de prime abord mais elle se rassura, convaincue que  l’effet qu’aurait cette réaction sur son ennemi en vaudrait le déplaisir. Elle se laissa mener, ne lâchant pas une seconde le regard du démon du sien. Ce regard prolongé n’était pas le signe d’une idylle naissante mais celui d’une défiance prudente.

Au moindre tressaillement dans son regard, elle le tuerait.

Ils valsaient sur le marbre froid et sombre d’une salle de bal dont les murs étaient recouverts de miroirs gigantesques. Ce couple étrange et funeste était reflété à l’infini par les glaces de la salle de bal, ne semblant pas même remarqué l’orchestre qui pourtant supportait sans ciller le rythme de la valse. C’était là un orchestre bien singulier. L’oeil ne pouvait discerner que les instruments et les tenues des musiciens qui, de toute évidence, étaient des spectres.  C’était là l’un des plaisirs que s’offrait secrètement la sorcière dans ce gigantesque boudoir qu’était sa demeure lacustre.

La remarque de ennemi lui arracha un nouveau sourire. Elle pencha la tête du côté gauche et murmura :

« Il est de nombreux domaines, mon Seigneur, dans lesquels je ne manque jamais de rythme. »

Le ton était volontairement sensuel, presque badin. Elle profita de la fin d’une mesure pour enfoncer légèrement ses ongles dans l’épaule du démon ; par erreur, évidemment. Elle avait failli glissé, c’était certain. Pourtant, elle reprit d’un ton qu’on aurait pu juré amoureux :

« J’ai terriblement envie de vous assassiner et je tremble d’imaginer que vous ne partagiez pas cet élan. J’ose le croire réciproque. Est-ce là un désir de meurtre que je devine dans vos yeux ? »

Il était fascinant, pour le démon dont l’existence entière était vouée à lutter contre l’ennui, de constater à quelle vitesse son esprit se figura la sorcière flageller avec beaucoup de rythme ses esclaves. Ou, ce qui fit flamboyer son regard, la manière dont ce corps qu’il admirait nu pouvait s’arquer et soulever les hanches en rythme.
Ramené à l’instant présent par ce geste bien imprudent de la part de sa cavalière, il eut pour elle un unique regard d’avertissement, peu dupe.

Le ton qu’elle employa pour s’adresser à lui ensuite l’obligea à se montrer plus ferme dans la manière dont il la guidait. Avec pour seule indication sa respiration et son changement de répartition du poids dans ses jambes, Azazel les fit changer de sens dans cette valse qui les rapprochait plus que des siècles d’existence et de brimades.

Il aurait pu entrer dans une fureur monumentale pour de telles paroles. Pourtant, son regard s’était adouci pour laisser place à un amusement inégalable. Une nouvelle fois, son imagination lui fournit de délicieuses images où elle tentait, vainement, de le tuer, de diverses façons. Peut-être se laisserait-il prendre au jeu, si elle essayait suffisamment. Si elle était… Convaincante.

- Ma Dame, j’ai désiré vous assassiner dès l’instant où nous nous sommes rencontrés, avoua-t-il sans retenue d’un timbre de voix presque affectueux. Et ce désir n'a fait que croître depuis. Hélas, vous venez de m’ôter l’effet de surprise. J’attends de vous que vous vous rachetiez, pour cela.

A peine avait-il terminé de prononcer cette dernière phrase qu’il modifiait une nouvelle fois l’allure de leur danse. Sa main gauche guida délicatement les doigts de la sorcière qui reposaient sur son épaule vers sa nuque. Il attendit qu’elle laisse reposer là sa main, ce qui eut pour mérite de rapprocher leur corps et leur buste. Le sien était toujours aussi chaud, ses cheveux déjà presque secs tant la température corporelle du démon empruntait des caractéristiques infernales.
Une fois satisfait par leur posture et la distance réduite entre eux deux, il lâcha la main droite de la sorcière pour mieux laisser la sienne dans son dos, où il l’y laissa par élégance. Il ne la guidait désormais plus qu’à l’aide de son autre main, qui reposait entre les omoplates de la Dame, et dont il aurait aussi bien pu se passer tant les mouvements et la direction de son buste étaient des informations suffisantes au bon déroulé de leur danse.

- Vous avez une demeure sublime. Il me tarde d’en visiter chaque pièce, murmura-t-il finalement, si proche de son visage que son souffle s’écrasait contre la mâchoire de Rán.  

La réponse du démon surpassait ses attentes. Les flammes bleutées qui illuminaient la pièce depuis les candélabres muraux eurent un sursaut significatif, indiquant ouvertement que la maîtresse des lieux était charmée par ces mots. 

Elle lui répondit à voix très basse, comme si la proximité nouvelle qu’il leur imposait dans la danse la rendait soudainement pudique.

« Je me rachète en vous promettant de ne pas vous émasculer dans les profondeurs de mon lac, mon Seigneur. Croyez-moi, il m’en coûte beaucoup. »

L’orchestre funèbre intensifia un peu plus le rythme de leur danse. Afin de suivre, il lui fallut se rapprocher plus encore du démon. Elle se sentit le tissu qui ceignait le bas de son corps effleurer sa peau. Cela ne lui déplut pas. 

Elle se laissa porter par le rythme autant que par les frémissements du buste de son cavalier. Lorsque l’orchestre se tut, mettant fin à leur danse partagée, la sorcière se détacha de lui avec une lenteur calculée. Par ce qui ressemblait à un sort de son invention, son corps se couvrit aussitôt d’une sorte de négligé noir qui traînait négligemment sur le sol sur quelques centimètres. 
Cette tenue sombre, qu’on croyait transparente à l’éclat de certaines bougies, dévoilait plus encore qu’elle ne voulait cacher.

« Merci pour ce moment, mon Seigneur » murmura-t-elle avec une émotion qu’on aurait juré amoureuse.

Elle recula de quelques pas, joignant les mains sur son bas-ventre, la tête baissée. Elle semblait réfléchir. Une fée, entourée d’un mince halo bleu, les rejoignit et mit fin à sa réflexion en se penchant à son oreille. La sorcière l’écouta en silence et sourit, visiblement satisfaite de ce qu’on lui annonçait. Un fin chuintement sortit de ses lèvres, cela devait équivaloir à un ordre pour la petite nymphe qui voleta plus loin et sortit de la pièce.

« Il semblerait que toutes les pièces de cette « demeure sublime » soient prêtes. Me feriez-vous l’honneur de me suivre à nouveau pour une visite plus poussée ? » lui demanda-t-elle avec une douceur à fendre la pierre.

Cette invitation à venir se perdre dans les profondeurs occultes lacustres était plus ténébreuse encore qu’elle n’en paraissait. Elle se tourna, ne doutant pas une seule seconde qu’il n’accepte, et s’engagea dans un corridor sombre qui débouchait sur un escalier. Les marches descendaient de façon vertigineuse vers les sous-sols de la demeure.

Elle y disparut.



Le démon, si l’idée saugrenue de suivre cette nécromancienne l’avait saisi, aurait découvert, à la fin de cet escalier sinueux, un labyrinthe. Les murs poisseux et humides se succédaient, s’entrecoupaient, pour dégager parfois des geôles effrayantes. La sorcière se cachait quelque part dans ce dédale de pièges.

Le jeu commençait.

Le choix vestimentaire de la sorcière faillit, l’espace d’une traître seconde, troubler le démon. Ainsi, il lui trouvait une allure plus lascive et attirante encore que par la nudité qu’elle exhibait fièrement quelques instants plus tôt. Éhontément, son regard s’attarda sur les courbes ainsi mises en valeur de la femme qui lui faisait face. Il plaçait en cette observation autant d’attention que pour savourer un air d’opéra ou composer une valse funèbre. Le murmure par lequel elle le remercia l’extirpa de son admiration muette. L’ombre d’une expression avide relevant son sourcil droit, Azazel releva les yeux pour mieux fixer le visage qu’il imaginait régulièrement lors de ses activités nocturnes. Cordial, il accepta son remerciement en inclinant doucement la tête.

L’apparition de la fée eut le don de le surprendre véritablement. Plus il était témoin de ces manifestations de complicité entre la sorcière et les espèces qui formaient le petit peuple, plus le démon était fasciné. Il commençait à s’émouvoir réellement de la vision de cette créature lorsque celle-ci voleta pour quitter la pièce. Une nouvelle fois, il s’imposa de revenir pleinement à la situation, à temps pour recevoir cette nouvelle invitation qui, au lieu de le glacer d’effroi, augmenta plus encore la chaleur qu’il ressentait. C’était là une sensation aussi déplaisante que délicieuse, que la vipère inventée par sa mère n’égalait en rien.

Un souffle lui échappa, alors qu’une nouvelle fois sa Dame lui tournait le dos pour le perdre. Amusé par ce jeu qu’elle lui proposait, il n’attendit que le temps de deux battements de leur précédente valse pour avancer à son tour et descendre les marches. L’obscurité des lieux le rendait plus assuré encore qu’il ne l’était d’ordinaire. Ce lieu lui rappelait les enfers, en certains points. Le coin droit de ses lèvres tressauta sous cette pensée. Un beau jour, il ferait à son tour visiter sa véritable demeure à la Sorcière.

- Rán, vous ne cessez de me surprendre, s’adressa-t-il d’une voix posée au labyrinthe qui l’accueillait.

La magie du lieu faisait vibrer sa propre sensibilité démoniaque. Il faillit revêtir son apparence infernale, mais se l’interdit. Seuls ses yeux prirent une allure d’onyx, le temps pour lui de vérifier que la silhouette qu’il recherchait ne l’entourait pas. Lorsqu’il cligna des yeux, ceux-ci avaient repris leur apparence humaine.

Prêt à se perdre une partie de son éternité dans ce labyrinthe, Azazel avança finalement. Il suivit d’abord les contours du mur à sa droite. Bientôt, l’ennui le rattrapa et il combla le silence en chantonnant un air sans paroles, de sa propre composition. Sa voix, se répercutant sur les murs poisseux, le guidait. Les quelques créatures nocturnes qu’il rencontra en chemin ne troublèrent pas sa quête attentive : Seigneur démon il était, il laissait ces peurs-là aux humains et à leur prétentieuse quête de lumière.

Bientôt, il dut se rendre à l’évidence. Puisqu’elle usait de magie, il lui fallait jouer avec les mêmes règles. De l’ombre qu’il projetait étonnamment sur le sol, naquirent deux serpents, d’un bleu si foncé qu’il paraissait noir sous cet éclairage étrange. Leurs mouvements étaient dérangeants, tant et si bien que les deux animaux ne paraissaient pas entièrement sur le même plan astral que ce qui les entourait. Il leur adressa des ordres dans un langage doucereux et sifflant, qui pouvaient se résumer ainsi : trouvez-la.
 

Les serpents partirent et ne revinrent pas. Pas tout de suite.



Les pas du démon le menèrent vers une pièce qui ressemblait à la chambre d’une reine.
Il y faisait jour, ce qui était rigoureusement impossible, tant par l’heure tardive de la nuit que par la profondeur du lac. Le jour, un de ces beaux jours de printemps qui rendent tout plus beau à l’oeil, rendait les tapisseries des murs ondoyantes. 
Au centre, trônait un lit imposant. Les baldaquins, comblés de lourdes tentures presque transparentes, laissaient entrapercevoir une silhouette féminine, assise sur le lit.



Un souffle de vent, venu d’une fenêtre impossible, fit voleter un des pendants du baldaquin qui dévoila un peu plus de la silhouette. Assise sur le lit, Rán observait le démon. D’une main, elle caressait lentement son sein pendant que de l’autre, elle lui faisait signe de la rejoindre.



« Viens avec moi, ici » soufflait-elle tout en s’allongeant sur le lit.

Ses longs cheveux blonds encadraient avec une volupté presque bucolique les formes de son corps. Elle retourna un pan du drap sur lui-même pour offrir une place de choix à Azazel. Son regard, bien que fixé sur lui, semblait quelque peu absent. Malgré le sourire délicat qui ne quittait pas ses lèvres roses, on l’aurait cru un peu perdue.

Elle renouvela bientôt son invitation, se voulant plus persuasive :

« J’ai aimé comment tu m’as faite danser, Azazel. Viens et prends-moi. Je suis à toi, tu le sais n’est-ce pas ? Tu l’as toujours su. Je n’attends que cela ; sentir en moi cette force démoniaque qui émane de toi. Peut-être que tu arriverais à combler le vide qui m’empêche d’aimer. Dis, y arriveras-tu, Azazel ? Charmeras-tu le Kraken pour voler ce qu’il garde précieusement pour moi ? »

À mesure qu’on se serait permis d’avancer, on aurait fini par remarquer, ce qui n’allait pas dans ce délicieux tableau. On voyait d’abord que la peau de la sorcière n’était pas blanche mais d’un gris froid presque argenté. Puis l’on discernait dans sa chevelure dorée quelques fragments d’or qui semblaient s’effilocher puis s’envoler dans l’air. Enfin, on distinguait la raideur de ses mouvements, bien incongrue chez une femme aussi lascive.

Si l’on était assez courageux pour s’approcher encore, l’illusion était rompue. Le lit à baldaquin reprenait sa véritable apparence, celle d’une cage et la sorcière redevenait la goule ensorcelée qu’elle avait toujours était. Sa face creusée par la mort et des supplices plus terribles encore vociférait des cris sourds et inaudibles, bien éloignés des douceurs qu’elle promettait quelques secondes plus tôt.

Alors, on aurait pu entendre, plus loin, quelques part dans le labyrinthe, un rire clair et doux.

La facilité avec laquelle il trouva cette chambre l’avertit d’instinct qu’il ne s’agissait pas là de son ennemie. Néanmoins curieux quant à l’usage que la sorcière faisait de sa magie, il se laissa aller au jeu et avança, charmé par la puissance que laissait deviner cette illusion. Ses serpents ne revenaient pas, aussi il n’était pas pressé. Pourtant, il n’écoutait que distraitement et froidement ce que récitait la créature ensorcelée. Mine impassible, Azazel rechercha tout d’abord la faille dans les murs de cette prétendue chambre, le frémissement qui lui indiquerait une moindre faiblesse de l’envoûtante joueuse qui se terrait dans ce labyrinthe.

Trop tôt pour qu’il puisse réellement en profiter, l’illusion fut rompue. Ce fut alors avec sévérité qu’il examina la goule. Sans crainte, il approcha et passa les mains entre les barreaux de sa cage pour mieux saisir ses joues et forcer cette abomination à le contempler de ses yeux creux.

- Silence, siffla-t-il à son intention, lui imposant le mutisme par la violence d’un déferlement de sa magie sombre.

Satisfait par ce regain de calme, le Seigneur s’attarda quelques secondes à rester dans cette position, accroupi pour mieux être à même hauteur que la créature. Avec cette force surhumaine qu’il employait d’ordinaire peu, il maintint cet affreux visage en place et avança pour poser les lèvres là où il supposait que se trouvaient celles de la goule.

- Je te libère, souffla-t-il avec une bienveillance terrifiante après ce baiser étrange.

Il se releva et, à peine s’était-il redressé de toute sa stature, la pauvre chose qui avait eu le malheur de revêtir l’apparence de la sorcière honnie prit feu. Froidement, Azazel observa ce spectacle qui renverrait cette captive là où elle méritait d’être. Lorsque ne restèrent plus que des cendres, il se détourna et quitta la pièce, comme s’il n’y avait jamais pénétré.

Sourcils froncés, il s’engagea plus encore dans les profondeurs du labyrinthe. Ses créatures formées d’ombres ne revenaient pas. Mâchoire crispée, il déploya alors toute l’étendue de sa sensibilité de démon voleur et rechercha les traces de l’esprit de la sorcière. Il convoitait ses pensées et ses rêveries depuis des lustres, et il était grand temps, à son humble avis, qu’elle en prenne pleinement conscience.

Tricheuse, murmura-t-il télépathiquement à la présence qu’il percevait au loin, sans parvenir à déterminer son emplacement exact. Pour autant, ses pas le menèrent instinctivement en direction de ces émotions intenses qu’il percevait par empathie, mais dont il peinait à déterminer la signification.
 

Toujours, répondit par télépathie une voix dont l’inclination gourmande semblait trop sensuelle pour être fâchée. 

Une porte s’ouvrit dans le fond de la pièce qui, quelques minutes plus tôt, semblait être une chambre magnifique. La porte débouchait sur un couloir plus exigu et sombre encore que le précédent. Les virages tortueux du corridor le menèrent jusqu’à un nouvel escalier. Des abysses vers lesquelles il descendait remontait un vent froid et vicieux chargé d’odeurs de limon. La bise s’enroula autour des jambes du démon et remonta sur son pubis et son torse comme une promesse ; une invitation à s’enfoncer plus encore dans la demeure de la sorcière.

Au bas de l’escalier, une nouvelle pièce aux allures de geôle, sans porte, l’attendait. Pour toute décoration, trois tableaux aux dimensions imposantes ornaient mystérieusement les murs. De grands draps noirs les recouvraient pudiquement.

Dans une flamme bleutée, un parchemin se matérialisa sous ses yeux. La lecture en était aisée, malgré l’obscurité :

« Nous autres sorcières, mon Seigneur, n’avons pas comme vous la connaissance des pactes et des tourments éternels. Nous ne sommes cependant pas à plaindre et disposons d’un oeil assez clair lorsqu’il s’agit de discerner l’avenir. Je suis certaine que vous aimeriez vous mesurer à cette pratique féminine, aussi, je vous propose un jeu. Sur ces trois tableaux, un seul est extrait de votre futur. Il se pourrait que je me cache derrière. Les deux autres vous enverraient vers les profondeurs de mon lac et signeraient ainsi la fin de notre jeu. Demandez-vous de quel royaume traite cette prédiction. Choisissez bien, mon Seigneur. »

Aussitôt lu, le parchemin s’émietta dans l’air tout en se consumant. Les draps noirs tombèrent d’eux-même, comme tirés par des mains invisibles, dévoilant ainsi les trois tableaux. Effectivement, les trois cadres étaient d’une taille équivalente à celle d’une porte. Il s’agissait, de fait, de trois portraits.

Tous les trois adoptaient la posture équivoques des portraits royaux chers aux siècles derniers. Sur le premier, Azazel siégeait. Assis sur le trône, la couronne de son père sur le crâne, un sourire carnassier aux lèvres, il ne semblait pas offrir un regard à la silhouette hagarde de Mary Shelley qui tentait désespérément de se hisser jusqu’à son buste.

Sur le second, la Dame des Sorcières occupait le trône. La couronne qu’elle arborait n’avait rien de semblable à celle que pouvait porter Drusilla ou les précédentes reines d’Europe. Faite de ronces et de fleurs sombres, elle entaillait assez son front pour faire rouler des gouttes de sang jusqu’à sa poitrine naissante qu’ourlait une cicatrice fraîche, ornée de points de suture.

Sur le troisième, Mary Shelley, splendide de dignité et de réserve,  régnait avec un sourire mystérieux. Son diadème semblait fait d’encre mouvante qui se noyait presque dans la noirceur de sa chevelure. Dans sa main gauche, elle tenait un livre ouvert dans la couverture ne comportait pas encore de titre ; dans la droite, une plume d’où perlait le sang.

Un nouveau rire emplit le labyrinthe.

Les mots inscrits sur le parchemin étaient pour le moins… Énigmatiques. Intrigants. Ils eurent l’effet étonnant de plonger le démon dans une forme de concentration qui le rendait… Sérieux. Azazel fronça les sourcils. Demeurer sérieux était selon lui une perte de temps considérable. Il se prêta néanmoins au jeu, admettant silencieusement que c’était là un défi qui avait le mérite de faire battre son cœur et ce, plus fort et plus rapidement qu’il n’en avait l’habitude.

Les serpents qu’il avait précédemment envoyés à la recherche de la sorcière apparurent dans la pièce. Ils serpentèrent jusqu’à lui, jusqu’à s’enrouler autour de ses chevilles et remonter le long de ses jambes, puis de sa taille et de son buste pour mieux s’enrouler autour de son cou en un collier d’apparence spectral.

Les tableaux furent alors révélés. Le démon eut un violent sursaut de rejet en découvrant le premier portrait. Cette agitation fit siffler l’un des serpents en signe d’avertissement. Azazel maîtrisa alors son emportement et se contenta de grimacer de dégoût. La couronne de son père, c’était bien là un fardeau qu’il ne convoitait pas. Agacé par cette vision, il claqua la langue contre son palet pour manifester sa désapprobation.
Sa sorcière favorite était d’humeur bien taquine, en cette soirée.

Le deuxième portrait, en revanche, le subjugua. Peu importait s’il parvenait à déchiffrer ou non les intentions de son ennemie, c’était là une œuvre d’art qu’il emporterait avec lui. Dans cette représentation se dissimulaient toutes ses ambitions, tous les désirs qui l’obsédaient depuis leur altercation à l’opéra. Depuis qu’il avait appris le sort que la sorcière avait réservé à son propre coeur.
Instinctivement, ses yeux bruns suivirent le trajet indiqué par le sang et se posèrent pour mieux observer la fraîche cicatrice. Un sentiment qu’il était peu habitué à ressentir l’étreignit alors : l’espoir. Il en détesta la chaleur réconfortante. Il en adora la saveur. Il s’imagina plonger la main dans cette même poitrine pour lui imposer de reprendre ce cœur dont elle le privait. Il en eut un frisson de délice.
Qu’elle l’y autorise ou non, ce serait là, pour sûr, une scène de son avenir.

Enfin, le dernier portrait. Azazel eut un sourire, étrangement affectueux, pour Mary Shelley ainsi représentée. Reine en son domaine, elle le deviendrait certainement. Son génie littéraire n’était plus à prouver, pour lui qui s’était imposé mécène de l’écrivaine. Elle avait mentionné sa prochaine œuvre, lors de leur dernière rencontre. Le manque de titre sur la couverture du livre qu’elle tenait l’amusa. Même ainsi, elle lui dissimulait les informations qu’il recherchait. Glorieuse, donc, il ne doutait pas qu’elle le deviendrait. Hélas, c’était là une ambition qui avait perdu de son attrait.

- Découvrons comment vous jouez, voulez-vous ? Souffla-t-il en croisant le regard du portrait de Rán.

Quoiqu’il arrive, je serai victorieux, ajouta-t-il à l’intention de qui avait l’esprit suffisamment bien ouvert pour écouter.

Les deux serpents qui avaient trouvé refuge contre sa peau se redressèrent et caressèrent tous deux ses joues du bout de la langue. Puis, respectant la volonté de leur maître, ils s’effacèrent progressivement jusqu’à ne plus être.

Azazel avança. Il retint son souffle et, avec une étrange sérénité, posa la main droite sur le cadre du portrait de la sorcière, qu’il écarta.

 

Dès lors qu’il pénétra dans le cadre, l’univers sombre et humide des cachots qui l’enveloppait jusqu’alors se métamorphosa. Il posa le pied sur un sol de marbre étonnamment chaud et fut accueilli par la réconfortante -ou fascinante- chaleur d’un âtre trismégiste. La pièce était grande ; il s’agissait de toute évidence d’une chambre à coucher. Elle était cependant bien différente de la première, pleines d’illusions, qu’il avait visitée. 

Le marbre gris du sol était couvert ça et là de nombreux tapis aux motifs anciens auxquelles se mêlaient sans distinction d’épaisses fourrures. Sur la gauche, par dessus une épaisse estrade de bois flottés déposée à même le sol, un amoncellement travaillé de peau de bêtes et de coussins semblaient être une de ces couches médiévales dont les gravures nordiques sont égayées. Encadré d’une accumulation anarchique de bougies de formes et couleurs variables, surplombé d’un gigantesque sigil peint à même le mur, il devenait évident qu’il s’agissait là du lit de la sorcière.

Elle apparut, justement, alors que l’ouverture qui avait fait entrer son royal ennemi venait de se refermer dans son dos.

« Bienvenue dans ma chambre, mon Prince. C’est là que vous vouliez vous rendre, n’est-ce pas ? »

Un verre de vin à la main -était-il possible qu’un calice soit taillé dans de l’os ?- toujours vêtue de son déshabillé sombre, elle se dirigeait vers lui.

Aussitôt, les chaînes venimeuses qu’elle affectionnait en sa demeure se dressèrent de part et d’autre du démon et commencèrent lentement à cheminer sur son corps racé. Elle souriait de toutes ses -fort jolies- dents lorsque les chaînes le maintinrent fermement contre le mur de sa chambre.

Elle s’arrêta au niveau de l’âtre et observa les sursauts des bûches sous les flammes, tournant le dos au démon qu’elle venait d’enchaîner au mur de sa chambre. Humant le vin qu’elle dégustait comme après chaque victoire, elle semblait pensive. Toujours sans le regarder, elle reprit.

« Vous avez vu juste, mon Seigneur. Non pas dans le choix que vous avez fait, encore moins lorsque vous vous êtes assuré victorieux, mais lorsque vous m’avez qualifiée de tricheuse. »

Elle se tourna vers lui, l’oeil étonnamment sombre.

« Aucun de ces tableaux ne montrait votre futur, mon Ami. La divination est un art qui rendrait plus ennuyeuse encore notre longue existence, je ne m’y risque jamais. Par contre, le choix que vous avez fait est très révélateur de la suite des événements, ne trouvez-vous pas ? »

Elle saisit le manche du tisonnier, déjà plongé dans la masse rutilante du feu et poussa distraitement les bûches. Cette situation, qui paraissait lui être fort plaisante, la plongeait dans un paradoxal état de réflexion mélancolique. Elle chassa cet état d’une nouvelle lampée de vin.

« Les sorcières sont des tricheuses, votre royale maman ne vous l’a donc pas appris ? J’ai triché dès notre première entrevue, menti à vos parents, étranglé la loyauté de nos échanges. Pas un seul de mes battements de cils n’était franc, pas un seul de mes sourires n’était sincère. Pourquoi courir après un mensonge ? »

D’un geste rude, elle retira le tisonnier de l’âtre. L’originalité de son extrémité aurait frappé l’oeil de n’importe quel observateur curieux. En lieu et place de l’habituelle pique dont ces ustensiles étaient pourvu siégeait ce qui ressemblait fort à une rune.

S’il avait un jour eu assez le spleen pour se pencher sur un parchemin officiel, le jeune Prince se serait aperçu qu’il s’agissait là de la rune avec laquelle la dame des sorcières signaient ses missives.

Elle ne dit plus rien et, armée, se mit en marche vers lui.

Une lueur de démence douce brilla dans l’œil sombre du démon. Enchaîné au mur, il retrouva pourtant son sourire radieux. Il ne s’ennuyait pas, c’était là un ravissement. Mieux encore, elle lui révélait une facette d’elle-même qu’il trouva obsédante. Non pas pour l’acte qu’elle menaçait dangereusement de commettre, mais pour ce qu’elle taisait.

- Le choix proposé était révélateur, lui aussi, articula-t-il d’un ton goguenard en guettant ses expressions faciales. Comme il est intéressant d’observer Mary Shelley sur deux de ces portraits. J’ignorais que vous lui portiez une telle considération. Je ne manquerai de lui adresser le message.

Pendant qu’elle lui tournait le dos, l’ombre d’Azazel fut sujette à un curieux phénomène. Elle se détacha de lui, devint informe à même le sol, avant de s’étendre sur le mur derrière la sorcière. Le démon observa ce phénomène, une ébauche de sourire aux lèvres. Tandis qu’elle se tournait de nouveau vers lui, il releva le regard pour croiser le sien. Il parut alors au bord de l’hilarité, ne contenant qu’à peine celle-ci.

Plus elle s’exprimait, plus il inclinait la tête, dubitatif. Il haussa un sourcil, l’observant longuement après ses dernières paroles. Cette fois-ci, lorsqu’il répliqua, ce fut avec une douceur telle qu’elle aurait pu fendre les murs de la pièce :

- Les sorcières sont avant tout des menteuses. Quelle tristesse de voir que leur Dame est tellement éprise de l’art du mensonge qu’elle en vient à se bercer d’illusions. Tricheuse, vous l’êtes. La lâcheté ne me semblait pourtant pas être une qualité de Fille du Vent.

Pendant qu’elle avançait vers lui, son ombre se matérialisa véritablement dans le dos de la sorcière. Elle prit la forme de la silhouette du démon, sembla voler au feu son éclat pour mieux épaissir et apparaître, effrayante de noirceur. Azazel redressa le menton, au moment même où son ombre se saisissait brusquement des poignets de son ennemie, collée à son dos. Perfide, il lia son esprit au sien et se concentra sur ses pouvoirs d'empathie. Sa voix sèche prit une dimension bien plus sombre, comme si elle révélait l'âge véritable et les trop effroyables connaissances qu'il possédait :

- Que pensiez-vous donc faire avec cet objet ? Ce corps n’est qu’une enveloppe, apposez-y votre marque si cela vous chante, votre jalousie continuera de vous consumer. Apprenez, mon Amie, à ne pas sous-estimer un démon.

Avec une force surprenante pour ce qui n’était rien d’autre qu’une manifestation de magie démoniaque brute, l’Ombre obligea la sorcière à relever la main qui tenait le tisonnier. Sous ses yeux, le bout de l’arme fondit pour prendre, peu à peu, la forme du sceau d’Azazel.

Pour la première fois depuis qu’il était entré dans cette pièce, le démon cilla. Aussitôt, il prit la place de l’Ombre, qui elle se retrouva à la place qu’il occupait précédemment, enchaînée au mur. Mais au contraire de son double, il choisit d’encercler la taille de la sorcière, dans un semblant d’étreinte affectueuse, de celles qu’auraient pu partager des amants.

- Affrontez-donc vos propres désirs avant d’éveiller les miens, ricana-t-il sinistrement à son oreille.

Il profita de sa position pour embrasser la nuque de la sorcière. Là où ses lèvres touchaient l’épiderme de Rán, une chaleur étrange commençait à se diffuser. Sans plus d’avertissement, Azazel déploya toute la puissance de son influence démoniaque pour agir sur les émotions de son adversaire et, plus encore, sur la moindre bribe de luxure, d’envie et d’avidité de cette femme superbe. En guise de début de châtiment, il s'abreuva à même sa peau, par baisers prolongés, de ces émotions trop extrêmes qu'il voulait la forcer à affronter.

 

Evidemment, la sorcière s’attendait à ce que son ennemi centenaire réplique. Chaque offense qu’elle lui avait faite n’avait pour but que de provoquer sa colère et de la voir exploser. Pour autant, elle ne s’imaginait pas qu’un tel courroux la soulèverait en retour. Les mots du démon, modulés selon une animosité qui en d’autres circonstances l’aurait honorée, l’agacèrent.

La mâchoire crispée, elle s’apprêtait à lui cracher au visage lorsque l’ombre noire d’Azazel saisit ses poignets. Elle fut surprise mais tenta de le dissimuler lorsque le tisonnier changea de forme. Son regard se chargea de dégoût en imaginant cette marque honnie sur sa peau.

De toute la force de ses bras menus, elle se débattit jusqu’à ce que le Prince de Ténèbres prenne la place qu’occupait précédemment son ombre. La pression qu’il  exerçait sur elle était étonnamment douce, presqu’une étreinte. C’était en cela qu’elle était la plus terrible, d’ailleurs. L’idée de se débattre la quitta dès lors qu’elle se rendit compte que cela faisait frotter ses hanches contre le pubis du démon.

Alors, son supplice débuta. Azazel déposa sur sa nuque des baisers comme elle n’en avait jamais gouté jusque ici. Quelque chose de viscéral, de profondément intime, semblait vrombir sournoisement dans chaque terminaison nerveuse de son épiderme. Inconsciemment, elle tendit la nuque et ferma les yeux. Les images qui s’imposèrent à son esprit étaient insoutenables.

Tour à tour apparurent : le sourire arrogant d’Azazel ; sa main d’artiste dans ses cheveux ; le démon assis sur un tabouret de musicien, tenant entre ses jambes, en guise de contrebasse, son propre corps alanguie, à genoux ; les chaînes des cachots royaux  ; le noir total d’un bandeau qu’on apposerait sur ses yeux. Elle chassa ces images en secouant la tête.

Alors, les sons s’imposèrent à elle : le bruit d’un baiser ; le claquement d’une gifle ; le rythme entêtant du fouet ; les supplications ; les gémissements de plaisir. Ils étaient certainement plus dérangeant encore que les images. Aussi, elle entrouvrit les lèvres, hagarde.

« Azazel… »

Elle lâcha le tisonnier qui, en rejoignant le sol, se changea en un vulgaire foulard de soie noir.  

La sorcière semblait vaincue. Les yeux toujours clos, les lèvres tremblantes, elle se laissa glisser à genoux le long du corps d’Azazel. Elle conserva quelque temps cette posture vaincue. Avec une lenteur calculée, elle porta son visage contre la cuisse de son ennemi. Tout dans sa posture signait une rémission profonde et assumée. Sa voix, tremblante et honteuse alors -que certains qualifieraient même de soumise- s’éleva dans le silence.

« Vous avez cent fois raison, mon Prince… On ne devrait jamais sous-estimer un démon. Votre goût pour la luxure et la débauche est au moins aussi fort que celui que je cultive pour la tromperie. »

Alors, le foulard de soie noire se coula entre les jambes du démon pour les lier. Il ne fallut pas plus d’une seconde pour que le lien ensorcelé le fasse chuter sur le dos. Dans un rire guttural et centenaire, la sorcière se releva. Quelque chose avait changé dans sa physionomie. Sa peau paraissait plus pâle, sa chevelure était devenue intégralement blanche. Son regard, surtout, n’avait plus rien d’humain. À la place des orbes blancs sertis de prunelles sombres siégeaient deux perles aqueuses où le démon pouvait littéralement voir les flots verts déchaînés du Nord. Ses dents, devenues noires comme les peignaient les guerriers de son peuple avant les combats, donnaient à son visage une allure plus effrayante que séductrice.

Elle le surplombait avec un plaisir évident, allant même jusqu’à apposer son pied sur le torse du démon.

« Ne jouez pas avec moi. » prévint-elle d’une voix où résonnait le vent des mers du Nord.

Malgré toute l’arrogance du démon, jusque-là, une part de doute lui était toujours permise. Pourtant, peau à peau avec la sorcière, alors qu’il s’imposait dans son esprit et ses désirs, les images et sons auxquels il eut accès achevèrent de confirmer ses suspicions. Étonnamment, il ne s’en estima pas victorieux. Il en éprouva même un goût amer, qu’il suspecta partager avec son ennemie. C’était là un lien trop fort, même pour lui.

Alors, une fois la sorcière tombée à ses pieds, Azazel ne s’en émut pas. Pas immédiatement, du moins. Il était trop occupé à reprendre un souffle qu’il avait retenu, par instinct. Il ne sembla pas même remarquer la posture inhabituelle de la femme tant il était submergé par ses propres sensations. C’était là un supplice qu’il ne pensait pas partager avec elle, et pourtant… Il s’aperçut avec frustration qu’une part de lui éprouvait, au-delà de la haine et de la rancune, de la compassion pour cette trompeuse adversaire ; de la tendresse, même. Il en trouva la saveur à la fois répugnante et attrayante.

Fort heureusement pour ses longues heures d’agonie nocturne où son ennui et sa mélancolie le saisissaient trop pour penser à les tromper, Rán elle-même eut le bon goût de rompre la tournure dangereuse que prenait la situation.

La chute lui coupa le souffle. Il accueillit cette douleur avec reconnaissance. Elle avait le mérite de le rappeler à sa propre enveloppe corporelle, à son propre esprit.
Redevenu calme d’apparence, Azazel profita avec orgueil de la vision qui lui était offerte – et qu’il avait provoquée. Il trouva ainsi la Sorcière plus sublime que jamais. Après réflexion, c’était finalement ce portrait-là qu’il aurait aimé emporter dans sa demeure. Non pas dans sa chambre, cela aurait été trop vulgaire. Mais dans un lieu bien plus intime, la seule pièce où il ne faisait venir personne, si ce n’était l’orchestre d’exception qu’il maintenait captif.

- Je ne joue qu’avec mes proies, Rán…

Sa voix n’avait jamais paru aussi sincère. Aussi soudainement que son influence démoniaque s’était manifestée, il suspendit sa magie. Il la voulait en pleine possession de son esprit. Ce serait sans tromperie qu’il soutiendrait la fureur de Sa Sorcière
Après quelques instants d’un silence chargé de tension, il esquissa son habituel sourire arrogant. Puis, avec une lenteur délicate et prudente, il glissa sa main droite autour de la cheville de la sorcière, celle qui maintenait le poids contre son torse. Avec ce même air sempiternellement insolent qu’elle lui connaissait bien, il prophétisa :

- Ce que je convoite, je ne le déroberai pas. Vous me l’offrirez.

 

Comment osait-il être si calme ? Il avait devant lui Rán du Grand Nord, sorcière de l’océan et fille du vent. Il faisait face à celle qu’on avait durant des siècles nommée la Dame du Lac. Il se retrouvait confronté à l’enchanteresse cruelle qui avait enchaîné le Kraken. Comment pouvait-il rester si résolument calme face à sa colère ? La réponse s’imposait à elle avec une clarté qui mua son courroux en angoisse profonde.

Portant sa main sur la cicatrice, douloureuse alors, de sa poitrine, elle secoua la tête. Non, cela ne pouvait pas être ça. C’était impossible. Anatomiquement, impossible. Et pourtant, quelque part, profondément enfoui sous la surface déchaînée de la mer du Nord, elle sentit que quelque chose avait changé. Elle entendait d’ici le murmure étonné des orques et les railleries des albatros. L’océan tout entière semblait bouleversé par cet écho rythmé qui s’échappait de la crypte maudite. Elle inspira fortement, luttant vainement contre la foule d’images qui s’étaient imposées à son esprit -par le biais du pouvoir démoniaque d’Azazel ou par son propre désespoir.

Il avait réussi à la ramener des siècles en arrière, sur le pont bancal d’un drakkar où son coeur s’était fendu en deux pour ne plus jamais battre. Les yeux bleus et sombres de Bertil s’imposèrent à elle. Son visage, jusqu’ici féroce et colérique, se figea dans une expression de souffrance ineffable.

Les lèvres entrouvertes, la mâchoire inférieure tremblante, elle serra les poings alors que la pression qu’elle exerçait jusqu’ici sur le torse du démon se faisait de moins en moins forte.

L’expression qui animait les beaux yeux de son ancienne amante était un des plus beaux phénomène de stupeur qu’elle avait vus de sa longue vie. Et pour cause, c’était là le dernier regard qu’elle lui avait lancé avant d’être métamorphosée en une gigantesque pieuvre maudite. Gundur venait de mourir sous ses yeux, luttant contre les flots d’eau glacée qui, après avoir terrassé leur navire, semblaient très attirés par ses poumons.

Les siècles n’avaient pas réussi à effacer la violence de ces souvenirs. Il lui semblait sentir sur ses lèvres l’iode de cette nuit là ;  entendre les mugissements du vent sur les planches fracassées du drakkar ; humer l’odeur âcre des torches éteintes ; frissonner sour l’eau glacée qui baignait ses pieds.

Ses épaules s’affaissèrent alors qu’elle reculait d’un pas, libérant le démon. Penchée en avant comme une bête blessée, elle semblait soumise à une douleur comme seuls les dieux nordiques savent en infliger.

Un long cri rauque, plein de supplice et de marées, emplit la pièce. Alors, ses yeux océaniques s’ouvrirent sur Azazel.

La sorcière sembla mettre sa souffrance sur le compte de son visiteur ; aussi, en le voyant, son visage se tendit plus encore. Puisant en elle, elle hurla :

« Dehors ! Quittez ma demeure ! Quittez-moi ! »

Il y avait de la haine, dans ce cri d’agonie. Mais une haine étouffée, épuisée, vaincue.

 

La souffrance visible sur le visage figé d’agonie de la sorcière surpassait tous les opéras et tous les portraits de ce monde-ci comme du sien. Azazel aurait voulu figer cet instant dans le temps. Il aurait pu disparaître à cet instant, être banni et errer dans les enfers pour l’éternité qu’il n’en aurait eu cure. Il en était certain, désormais. Il venait de faire l’expérience la plus fascinante de ses six siècles d’existence.

Touché par les hurlements de haine et d’agonie de sa Dame, le démon resta quelques instants supplémentaires au sol. Lorsqu’il se releva, ce fut avec une lenteur mesurée. Il s’épousseta le torse ;      ce faisant, des vêtements apparurent pour recouvrir sa peau restée nue jusque-là.

Pour l’une des rares fois de son existence, il resta… Sans voix. La satisfaction qu’il ressentait lui semblait bien amère. Il ne s’attarda néanmoins pas sur cette sensation, dangereusement proche de découvrir l’existence des remords. Il désirait le cœur de son ennemie, c’était un fait. Pour autant, l’agonie de sa victime l’émouvait. C’était une souffrance qui méritait bien un opéra. Une centaine de compositions, s’il s’écoutait. Déjà, les notes défilaient dans son esprit – il découvrait de nouvelles harmonies et associations, grâce à elle. Il l’adora pour cela.

Il songea à quitter la pièce, comme elle le demandait. Hélas, il était un démon bien désobéissant. Le visage figé en une expression ferme, il avança vers la sorcière. Consciemment cruel dans sa douceur et son entêtement, Azazel se pencha pour mieux saisir les mains de la plus digne des filles du vent. Il l’obligea, avec cette même délicatesse ferme, à se redresser.
Son regard était sévère, désormais. Il soutint celui, d’une beauté émouvante, de Rán.

- Je quitterai votre demeure dans un instant. Mais vous concernant… Vous connaissez mieux les démons que cela. Je suis leur représentant, n’est-ce pas ? Ne craignez donc pas autant les conséquences de cette soirée, Rán, murmura-t-il tristement à quelques millimètres seulement de ses lèvres.

Sur ces mots, il lâcha ses mains. Immédiatement, les siennes se hissèrent jusqu’à se poser sur les joues froides de la sorcière. Alors, tel le démon imprudent, gourmand et cruel qu’il était, il scella leurs lèvres.