Le camp sentait le matin. Les premières heures de l’aube avait une odeur particulière. Cela sentait la terre mouillée, l’herbe fraîche et les vapeurs qui remontait du lac fangeux qui jouxtait le camp. Cette fragrance organique avait quelque chose d’humain ; comme si la Terre, comme une femme alanguie, dégageait une odeur de chair ensommeillée. Lorelei repoussa cette idée saugrenue de son esprit d’un mouvement du menton. La Terre, une femme ? C’était idiot. Il n’existait qu’un seul Créateur et il était masculin, elle le savait.

Elle pressa le pas, apeurée par son propre blasphème, et traversa le camp pour s’enfoncer dans la forêt. Tous les membres de la confrérie dormaient encore. L’aube pointait à peine, rendant difficile sa progression jusqu’au lac. Habituée des lieux, elle se repérait à l’écorce des aulnes qui bordaient le camp. Les sillons qui marquaient le bois les identifiaient tous sans difficulté. Arrivée sur la berge, elle s’accroupit et sortit de l’écorce évidée d’un noisetier une corbeille de joncs où étaient dissimulés un petit morceau de savon noir et un grand linge rêche et propre.

Sans cérémonie, elle se déshabilla. L’obscurité encore forte lui permettait de ne pas avoir à poser sur son propre corps un regard qui, fatalement, serait souillé. Le petit morceau de savon noir à la main, elle pénétra dans l’eau trouble du lac. L’eau était froide. C’était là une bonne chose ; le froid vivifiait l’esprit et aiguisait la foi lorsque la chaleur amollissait le corps et poussait les hommes aux affres de la luxure. Immergée jusqu’aux cuisses, elle se pencha et humidifia le morceau de savon.

C’était son seul luxe. À chaque fois qu’ils menaient une petite expédition dans l’un des villages désertés environnants, elle se mettait en quête de ces petits trésors, similaires à des bouts de charbons noirs, qu’elle dissimulait rapidement dans les pans de sa robe. Elle s’acclimatait bien à cette vie rude et forestière ; à condition qu’elle puisse bénéficier encore de conditions d’hygiène à peu près normales.

Elle frottait sa peau avec ce qui aurait pu ressembler à de la hargne. Une friction intense permettait d’économiser le savon. Aussi, elle sortait toujours du lac les cuisses et les bras rouges.
L’aube se levait doucement, rendant perceptibles les contours de son corps frêles. Sur son dos, apparaissaient lentement de grandes stries rougeâtres. Certaines, plus anciennes, étaient discrètes, d’un ton de beige à peine plus foncé que sa peau. Ces marques, caractéristiques des flagellants, ne la dérangeaient pas : elle ne les voyait pas. Même si elle les avait aperçues, elle en aurait tiré une certaine satisfaction, si ça n’était de l’orgueil.

Les marques furent dissimulées par son épaisse chevelure, qu’elle venait de dénouer. L’aube grandissait, faisant briller ce beau blond froid qui lui causait tant de tort, en la rendant orgueilleuse. La lumière nouvelle dévoila l’étrange bracelet de cuir serti d’épines qui ceignait sa cuisse.

Soudain, le craquement d’une branche la fit se redresser. Elle s’approcha du bord prête à bondir sur le linge qui masquerait sa nudité aux regards libidineux.

La nuit avait été profitable. Elle était partie dès les trois heures du matin et avait accueilli les heures qui s’écoulaient avec reconnaissance. C’était durant ces heures nocturnes que la sorcière s’estimait être plus puissante, plus attentive et plus inspirée. Cette nuit-ci, la collecte avait été satisfaisante. Les végétaux que l’on trouvait sur ces terres qui appartenaient jadis aux saxons étaient différents de ceux qu’elle avait connus, des décennies plus tôt, sur ses terres scandinaves. Pourtant, elle leur trouvait régulièrement des propriétés similaires. Chaque nouvelle progression dans la forêt était pour Astrid un temps d’apprentissage et d’expérimentation. Elle aurait pu se contenter de la sérénité d’une telle quête de connaissances pour l’entièreté de sa vie de sorcière, si son esprit avait bien voulu la laisser en paix.

Son logis lui manquait. Non pas celui qu’elle avait un jour partagé avec sa mère, mais celui qui se trouvait en plein cœur des bois irlandais. Ce n’était pas une grande maison : tout juste assez grande pour supporter les humeurs tempétueuses d’Astrid et de Hrund. Mais elle était sienne.

Cela ne faisait que quelques jours, pas même une semaine, que la sorcière était présente en Écosse. Sibylle et ses rassemblements secrets… La sombre dirigeante du coven choisissait un nouveau lieu de rassemblement toutes les deux nouvelles lunes. Astrid avait donc dû consentir à payer une chambre dans la ville la plus proche, ce qui avait précipité son besoin de rejoindre la forêt la plus proche en quête nouveaux ingrédients.

Les mains ensanglantées d’avoir dépouillé la peau d’un cerf délaissé par le vulgaire chasseur qui avait eu raison de l’animal, pieds nus, elle se mouvait avec aisance malgré les brindilles, morceaux d’écorce et rares feuilles mortes au sol. A plusieurs mètres au-dessus d’elle, elle sentait la présence de Hrund qui survolait la forêt. A mesure qu’elle approchait de la berge, elle entendait ses coassements moqueurs. Elle lui intima mentalement de cesser de faire autant de bruit, et approcha de l’eau tout en veillant à rester dans l’ombre.

Quelle n’avait pas été sa surprise, trois jours plus tôt, de tomber sur la scène qui depuis lors ne manquait pas d’exciter ses envies créatrices et… Destructrices. Elle connaissait ce jeune visage au regard étrange, pour l’avoir aperçu des années plus tôt… Auprès de l’une des plus grosses plaies de son existence.

Cette délicieuse humaine ne manquait pas de vigueur. Silencieusement, Astrid avait observé la jeune femme se frotter la peau avec hargne, révélant à ses yeux avides les multiples marques qui accentuaient son apparence vulnérable. Une fois encore, alors que la nuit disparaissait progressivement, la sorcière fut régalée.

Hrund était décidément bien agaçant. La brune eut tout juste le temps de sentir une pointe de jalousie chez son familier que, déjà, il quittait son vol plané pour la rejoindre sans discrétion. Alors même qu’il venait de se poser sur son épaule, Astrid étouffa un juron en apercevant sa jeune proie se redresser vivement.

Idiot. Elle t’a entendu.

Évitant avec habileté le coup de bec qu’il menaçait de faire subir à son oreille, la sorcière eut un soupir… Avant de sortir de l’obscurité fournie par les arbres pour mieux se révéler, à quelques mètres seulement de la blonde.

- En voilà une habitude étonnante, pour une fugitive.

Là où elle s’attendait à voir surgir la face patibulaire d’un garde démon, un beau visage grave, qu’elle reconnut aussitôt, apparut. L’empoisonneuse, songea-t-elle en silence alors que le sang qui maculait ses longs doigts lui frappa l’oeil. Cette noire chevelure, cette peau spectaculairement blanche, s’était trouvées une place particulière, alors qu’elle était toute jeune encore. La première fois qu’elle l’avait vue, elle avait, bien naïvement, demandé à son père s’il s’agissait là de la Blanche-Neige des contes qu’on lui faisait lire.

Sa réponse l’avait glacée. C’était là l’une des pires ignominies des sorcières que de dissimuler leur crasseuse nature sous les traits les plus angéliques. Il ne s’agissait pas d’une princesse, loin de là. Elle tuait les enfants, les mangeait et maudissait leurs parents parents pour l’éternité, lui avait-on expliqué avec un luxe de détails dont son esprit nubile se serait passé.

Elle recula d’un pas, pour aussitôt s’avancer de deux, sur la berge. Il était hors de question de lui montrer une quelconque appréhension.

Pourtant, le stupre et la puissance qui émanaient de la sorcière l’affectaient. Pour toute réponse à l’intruse, elle ferma les yeux et tomba à genoux. La puissance de cette génuflexion fit perler quelques gouttes de sang autour de l'étrange bijou qui ceignait sa cuisse. Les mains jointes, elle murmurait de presque inintelligibles paroles à un rythme rapide.

 « « Voici, je t’établis en ce jour sur tout le pays comme une ville forte, une colonne de fer et un mur d’airain, contre les rois de Juda, contre ses chefs, contre ses sacrificateurs, et contre le peuple du pays. Ils te feront la guerre, mais ils ne te vaincront pas ; car je suis avec toi pour te délivrer », dit l’Eternel. Jérémie crut en ses paroles comme il croyait en le Très-Haut. Il se releva et affronta le peuple oppresseur des rois de Judée. »

Elle marqua une pause, semblant converser silencieusement avec des forces invisibles. Ses inspirations, rapides, devinrent plus régulières. Plongée dans cette conversation unilatérale secrète, elle ignorait avec une extrême efficacité la présence de la sorcière. Cela dura quelques secondes encore.

Elle paraissait parfaitement calme lorsqu’elle se releva. Un sourire, même, donnait à sa sérénité une dimension presque sardonique. La faible crainte qui rendait ses pupilles aqueuses avait disparu pour dévoiler une détermination fanatique et profonde.

Elle lança le petit morceau de savon noir aux pieds de la sorcière, ne voulant pas s’approcher d’elle suffisamment pour la toucher.

« Une habitude dont devraient s’inspirer les créatures les plus breneuses, ne crois-tu pas ? La souillure éternelle de ton âme ne devrait pas t’empêcher de nettoyer tes mains d’égorgeuse, sorcière » cracha-t-elle avec un dédain qui fit grogner les arbres environnants.

- Charmante idée. Tu ferais cependant mieux de craindre ton propre sang plutôt que celui qui nous est à toutes deux étranger, conseilla d’une voix doucereuse la sorcière après avoir baissé le regard sur le morceau de savon à ses pieds.

Ses yeux, déjà sombres, brillaient d’une lueur sinistre et menaçante qui était apparue dès que la délicieuse enfant s’était agenouillée. Peu dupe quant aux réelles intentions de l’humaine à cet instant, son imagination habituée aux fantasmes les plus détaillés lui avait pourtant permis de penser à un dénouement autrement plus divertissant. Ces songes lubriques avaient l’effet supplémentaire de la distraire des paroles étranges prononcées par la jeune femme.

Hrund profita de cet instant de calme pour quitter son épaule et rejoindre les airs pour mieux les surplomber, décrivant des cercles en un vol inhabituel au-dessus d’elle, aux aguets.

Silencieusement, Astrid s’intéressa aux alentours. Elle ne percevait pas les compagnons d’infortune de cette chétive fugitive, ce qui était pour le mieux. En revanche, sensible aux présences végétales et animales, la sorcière dut réprimer un sourire de franche réjouissance. Là où il lui semblait d’ordinaire que l’écorce des arbres se tendait et se distendait au rythme discret d’une respiration dont trop peu se souciaient, elle se fit soudainement la réflexion que la forêt et sa population se faisaient bien silencieuses.

Elles avaient donc un public attentif.

Les traits de son visage adoptaient une forme d’amusement lugubre alors qu’elle avançait vers la berge. Durant ces quelques mètres, elle laissa tomber au sol le sac de tissu qu’elle portait en bandoulière, plein à craquer de ses récoltes de la nuit. Un peu plus loin, sa cape reposait de même, en désordre sur l’herbe.

Le cours d’eau séparait les deux femmes. Astrid s’accroupit, peu soucieuse de tremper le bas de sa robe. Elle se pencha de sorte à plonger les mains puis les avant-bras dans l’eau froide. Délicatement, elle frotta la peau afin de faire disparaître peu à peu le sang. Le spectacle de l’eau qui s’assombrissait par endroit pour redevenir aussi claire que précédemment en l’espace de quelques secondes seulement découvrit ses dents en une expression carnassière.

- Tu me connais donc, reprit-elle en se relevant. Intéressant.

Peu soucieuse des gouttes d’eau qui s’écoulaient lentement de ses doigts pour s’écraser au sol ou contre le bas de sa robe, elle reporta son attention la plus totale sur la jeune humaine. Son regard appréciateur s’attarda un instant sur les quelques gouttes de sang qui contrastaient avec la pâleur de cette cuisse exposée.

Par curiosité, elle l’interrogea :

- Tu es la seule à t’accorder un tel rituel, n’est-ce pas ? Pourtant ton camp est proche. Êtes-vous nombreux ?

La fille de l’Inquisiteur resta stoïque. Les chevilles dans l’eau, toujours nue comme au premier jour, elle observait la sorcière avec un dédain froid chargé de répulsion. Ses lèvres s’étaient retroussées dans une moue dégoûtée. Elle siffla entre ses dents :

« Mon père a échoué, il y a longtemps, là où je triompherai. »

Cette laconique déclaration lui donnait une ferveur supplémentaire. Le simple souvenir de son père, cet homme de foi incorruptible, diffusait dans ses muscles cette tension propre aux affrontements physique. Elle se vit saisir la sorcière par les cheveux et la noyer. L’image mentale de la sorcière agonisante lui échauffa les sens. Elle se flagellerait pour cette pensée.

D’un oeil circonspect, elle regarda avec quelle mollesse extrême la sorcière se lavait les avant-bras. Son dédain se renforça. L’idée que le petit morceau de savon noir avait été frotté sur l’intégralité de son corps pâle avant de finir entre ses mains était déplaisante. Diaboliquement déplaisante, même.

Le vent souffla, comme une mise en garde qu’elle ne comprit pas.

Les questions sur le village amplifièrent son sourire moqueur. C’était donc cela qui l’attirait ici. Elle jeta un oeil à la besace ouverte qui recueillait de futurs poisons. Il était certain qu’elle comptait empoisonner le cours d’eau où ils s’abreuvait tous, à quelques lieux d’ici.

D’un pas rapide, elle profita de l’attention que portait la sybille à ses bras pour saisir le sac de cuir et en déverser le contenu dans le petit lac. Ce qu’elle vit tomber dans l’eau la fit grimacer. D’un geste violent de la jambe, elle brassa l’odieux mélange afin de réduire à néant les ingrédients.

Son délit commis, elle se redressa, désormais trempée jusqu’aux cuisses. Elle ignora avec une souveraine indifférence la réaction de l’intruse de son gros pigeon qu’elle jugeait fort menaçant.

« Vous êtes la bienvenue au village, si le nombre de nos âmes vous intéresse, nous serions très flattés de vous montrer à quel point nous sommes nombreux. Les nuits sont fraîches, un feu de joie saurait nous ragaillardir quelque peu » répondit-elle avec un immonde sourire plein d’insolence.

À la surface quelques viscères vinrent mollement s’échouer contre sa cuisse, elle les repoussa d’une main timide.

La mâchoire de la sorcière se bloqua pour laisser passer un rire bas qui accentua le contraste inquiétant entre ses cheveux noirs et sa peau trop pâle.

- Et comment comptes-tu t’y prendre, au juste ? Pour telle ambition, ce bout de savon ne te sera pas d’une grande utilité, répondit-elle d’un air goguenard.

Air qu’elle perdit bien vite, ainsi que toute trace d’humour. Quelle agaçante et rapide petite peste.
Astrid observa le contenu de son sac se déverser et être bien sauvagement anéanti d’un œil sévère, sourcils froncés. Déjà, elle sentait sa magie s’animer, lui hurler de faire payer à l’insolente cet acte ridicule de témérité.

Elle la tut, cependant, pour mieux reporter son attention sur l’humaine. D’une voix sèche, elle reprit la parole :

- Ce sont là des heures de recherche et de récolte que tu viens de détruire. Et ce sont là de terribles manières. Et tu t’étonnes du sort de ton espèce ?

Visiblement contrariée, elle s’avança. Par habitude, elle chercha la présence réconfortante de la Lune. Mais celle-ci venait de céder la place au soleil, ce qui accentua l’irritation de la sorcière.

Avec rapidité, elle saisit d’abord le bras de la jeune femme, puis la mâchoire. Son pouce appuyait fermement contre la jointure, pendant que le restant de ses doigts s’étalaient sous la mâchoire et sur la gorge de l’humaine.

Calme d’apparence, elle lui adressa un regard lourd de reproches avant de siffler :

- Tu regretteras et me revaudras chaque herbe, chaque écorce et chaque viscère que tu viens si sottement de gâcher.

La tentation de la faire basculer dans l’eau et de lui maintenir la tête sous la surface était forte. Mais cela aurait été une double perte de temps, et une fin bien décevante à cette rencontre.

Malgré la contrariété, une part d’elle, bien plus sombre et calculatrice, se réjouissait de ce prétexte de proximité. L’odeur du savon, qu’elles partageaient toutes deux, lui vint aux narines. Comme si elle venait tout juste de l’apercevoir, le cilice retint cette fois-ci particulièrement son attention. De sa main libre, elle en effleura le contour avant d’appuyer vicieusement dessus pour faire apparaître de nouveau ce sang qui semblait bien prompt à affleurer à la surface de l’épiderme.

Sans délicatesse, elle appuya du pouce contre quelques gouttes. Elle porta son doigt à ses lèvres, avant d’adresser cette fois-ci un sourire qui révéla ses dents à l’insolente enfant.

- Et puisque tu n’as rien d’autre à m’offrir en compensation… C’est ton sang que je prendrai.

Elle s’attendait à ce que la sorcière fasse apparaître des colonnes de feu, un ouragan de venin ou encore le Diable lui-même. Aussi, le fait qu’elle s’approche d’elle et la touche la désarçonna. Elle s’était imaginé une peau visqueuse et désagréable. Au contraire, elle était froide et douce. Elle avait connu la même surprise lorsqu’en arrivant dans ces bois, elle avait capturé une vipère qui s’immisçait vicieusement dans sa tente.

Elle pensait le contact des reptiles atroce d’humidité et de mollesse. Au contraire, après avoir assommé la pauvre bête et l’avoir écorchée, elle avait fait sécher sa peau au soleil pour en orner le manche de son peigne.

Cette sorcière avait la peau d’un serpent. Quelque chose de reptilien résidait dans son regard, aussi, surtout depuis qu’elle l’avait mise en colère.

« Pauvre, pauvre petite ignominie qui va devoir à nouveau piller les bois pour pouvoir assassiner ces monstres d’humains oppresseurs… Me voici toute retournée de culpabilité. Je te promets d’y penser longuement lorsque je me flagellerai, ce soir. » minauda-t-elle d’une voix faussement affectée.

La douleur qui tortura sa cuisse lui arracha un grognement de bête fauve. Si elle avait déjà connu les plaisirs de la chair, elle aurait su qu’il ne s’agissait pas là que de douleur. Elle couvrit la sorcière d’une regard plus dédaigneux encore.

« Goûte, Immonde Abomination, goûte ce sang, similaire à celui du Christ, qui ne porte pas en lui le péché démoniaque qui vous anime. Goûte à cette pureté qui ne sera jamais la tienne. » ordonna-t-elle.

Elle plongea son regard dans celui de l’intruse et sourit largement, dévoilant ses jolies dents blanches. Ce sourire aurait pu paraître angélique si il n’avait pas soutenu un regard d’une fièvre aussi inquiétante.

L’eau semblait s’être encore rafraîchie autour d’elles-deux.

« Pour te témoigner la profondeur de ma culpabilité, reçois cet autre gage de mes remords… » souffla-t-elle, presque charmeuse.

Alors, elle lui cracha au visage.

Le grognement de douleur de la jeune femme faillit bien faire faiblir la poigne d’Astrid. Ce son là nourrissait d’ores et déjà son imagination. Les pupilles soudainement dilatées, elle voulut provoquer de nouveau ce son et en tester les limites. Voir jusqu’à quelle intensité la chère créature serait capable de s’époumoner, si elle monterait plutôt dans les aigus ou si, au contraire, elle se laisserait charmer par les graves.

Ces pensées la firent délicieusement frissonner. Sur la peau de ses bras nus, elle sentit comme une caresse, qu’elle reconnut comme celle d’un souffle d’air. Plus subtile, elle sentit également sa magie se répandre et la faire frissonner de nouveau.

- Piller les bois ? Pauvre petite, voilà bien le propre des humains. Vous ne pensez qu’à piller et ravager cette même nature qui vous a vus naître, pauvre ingrats que vous êtes, cracha-t-elle avec mépris. Je ne pille pas, pas plus que je n’assassine les tiens. Tu apprendras que le sort que je vous réserve est bien plus… Utile que cela.

La dernière action de l’humaine fit gronder les arbres alentour. Hrund coassa, son seul avertissement avant que son vol prenne une allure plus menaçante. Il était prêt à fondre sur la fugitive, mais d’un geste de la main Astrid l’en empêcha.

Soudainement fiévreuse, elle plongea un regard noir de promesses dans celui de cette fougueuse proie.

- Soit.

Un sourire dément donna à son visage une allure malsaine. Alors même que ses traits paraissaient jeunes, son expression, elle, la faisait soudainement paraître bien plus âgée.

Cette fois-ci, ce fut sur la gorge de l’humaine que ses doigts exercèrent leur pression. Elle serra suffisamment pour la maintenir près d’elle, mais ne souhaita pas encore couper sa respiration. De sa main libre, elle saisit délicatement l’une des mèches blondes qui s’offraient à elle. Elle la souleva et se pencha afin d’en humer le parfum, longuement. Elle imposa ainsi à leurs visages une proximité qui lui permit de percevoir la température corporelle de la jeune femme contre sa joue.

La sorcière usa de cette même mèche pour essuyer le crachat.

Elle se redressa ensuite, suffisamment pour observer les expressions de cette chère petite.

- Tiens-toi tranquille, veux-tu ?

Son regard se perdit sur les arbres dans le dos de Lorelei. Vers eux, elle manifesta sa magie. Silencieusement, elle les pria de bien vouloir accéder à sa requête. Ce fut avec un soulagement discret qu’elle observa bientôt les branches s’animer et s’étendre pour se diriger vers le corps frêle qu’elle maintenait.

Ces branches devenues étonnamment souples s’enroulèrent autour des poignets et des chevilles de l’humaine, en parfaite correspondance avec ce que la sorcière visualisait depuis quelques minutes déjà.

Satisfaite de retrouver sa jeune proie en telle position, Astrid prit un air hautain. Puis, de l’une des poches de sa robe, elle sortit le couteau qui lui servait à trancher et dépouiller lors de ses recherches en forêt. Cette fois-ci, elle s’en servit pour découper une nouvelle mèche de cheveux blonds qu’elle noua en son centre et rangea soigneusement dans son corset.

- Toujours vierge, donc, reprit-elle comme s’il ne s’agissait là que d’une banalité. Quelle surprise. Je m’attendais à ce que le pucelage soit la première chose que ton cher père te dérobe.

Le mépris de la succube ne l’affecta pas le moins du monde, au contraire. Elle soutint son regard avec une défiance renouvelée. Les créatures de Satan, en se multipliant, en répandant le venin de leurs veines sur le sol sacré de Dieu, annonçaient l’Apocalypse. Et l’Apocalypse permettrait de révéler aux yeux de tous qui étaient réellement les justes. Galvanisée par ses propres pensées, elle lui opposa un sourire mauvais.

L’oiseau ne se contentait pas d’un dédain de circonstance. Il devint ouvertement menaçant. Cela ne l’alerta pas non plus. Il rôtirait un jour prochain, comme un vulgaire poulet d’auberge. Le sourire fou de la sorcière, lui, commença à la mettre mal à l’aise. Il se cachait quelque chose de bien pire que la colère, là dessous.

La main qui se posa sur sa gorge avec une fermeté surhumaine la fit déglutir. Elle vit l’humiliation qu’elle lui fit subir comme une épreuve divine pour le trop grand orgueil qu’elle tirait de sa belle chevelure. L'humiliation lui tordit l'abdomen d'une étrange façon qu'elle préféra ignorer.

Sans un mot, elle remercia l’Eternel pour la leçon qu’il venait de lui offrir. Cette prière silencieuse lui permit d’affronter les agissements suivants de la sorcière. La démonstration de sorcellerie qui suivit rendit son étrange regard aqueux. C’était bien là l’oeuvre de Satan Trismégiste. Et elle en était la cible, comme l’étaient toujours les Justes.

Elle tenta de s’enfermer dans un silence digne et impénétrable mais les dernières paroles de la sorcière la firent sortir de ses gonds.

« Comment oses-tu, putain démoniaque ? » feula-t-elle en tirant sur ses liens.

Son visage, jusqu’ici d’un calme feint presque convaincant, exprimait désormais une haine terrible. Sa peau avait rougi. Ses yeux bordés de larmes étaient presque révulsés ; et sa bouche fine et chaste s’étaient retroussée, dévoilant ses dents.

On aurait dit une chatte sauvage qu’on aurait rendue agressive à force de caresses trop appuyées. Ses membres nus, tendus par la haine, révélaient une fermeté que seuls possèdent les muscles sollicités tous les jours.

« Il était un saint ! Tes paroles de vipère sodomite n’entacheront jamais son oeuvre, si utile à Dieu. Catin répugnante ! Succube infâme ! Tu brûleras, cette fois pour de bon, sur un bûcher que j’allumerai. Je t’en fais la promesse. Je te regarderai brûler avec la satisfaction d’avoir ôté à cette lande un de ses monstres les plus écoeurants. Tu brûleras et l’odeur infecte de ta graisse fondante me donnera des envies de grands festins ! » Vociféra-t-elle, presque… possédée.

Avec un calme feint, Astrid observa les conséquences de sa dernière phrase sur la charmante humaine qu’elle retenait captive de sa magie.

Elle-même prise au piège de cette fascinante vision qu’était la furie de Lorelei Byron, la sorcière recula de deux pas pour mieux étudier la jeune femme et l’ensemble du tableau. Les membres ainsi écartés, elle ressemblait à l’une de ces figures bibliques que les peintres appréciaient tant. Les peintres… Et les insolentes fugitives.

- Tu peux bien me brûler, mon ambitieuse et digne Fille du Soleil… Je reviendrai. Notre chair est mortelle mais notre essence, elle, est bien, bien plus endurante.

Soudainement, venus des profondeurs de la forêt, jaillirent les rires de celles que l’on devinait facilement être ses sœurs sorcières, pourchassées et brûlées durant ces siècles de domination humaine. Ces rires les entourèrent, gagnèrent en intensité jusqu’à ce que finalement, ils s’estompent en même temps que la brune approchait de la plus jeune.

Lentement, elle tendit le bras pour frôler du bout des doigts le ventre de sa petite sauvageonne. Sournoisement, elle la contourna tout en continuant de faire courir ses doigts sur la peau pâle de l’humaine. Invisible, ce tracé était pourtant brûlant. Chargé d’une intensité surnaturelle qui faisait vibrer l’air autour d’elles alors que sa magie tentait de cerner l’énergie de la jeune femme.

Face au dos de Lorelei, Astrid baissa le bras. Puis elle baissa le regard, pour contempler les cicatrices qui sublimaient le dos de son interlocutrice. Elle aurait voulu envahir l’esprit de l’humaine pour mieux avoir accès à ces instants d’auto-flagellation. Mais pour l’heure, elle devrait se contenter de sa seule imagination, laquelle commençait à lui donner de bien sombres envies.

La brune s’avança et y colla son buste tout en reposant le menton contre l’épaule de cette chère petite. Vicieusement, elle susurra à son oreille :

- Combien de striures supplémentaires t’infligeras-tu pour la violence de tes propos ? Mieux encore, pour la fureur de tes pensées ?

Elle fit courir le bout de ses ongles le long de cette chair malmenée, menaçant de faire couler le sang elle aussi. Moqueuse, elle captura le contour de son oreille entre ses dents avant de reprendre :

- Demande-le gentiment, et je le ferai pour toi. Je te soulagerai de cette peine.

Pendant ce temps, ses mains caressaient lentement les hanches de la jeune humaine.

Aussitôt après s’être laissée emporter par la vulgarité obscène de l’insulte, Lorelei se sentit coupable. Elle baissa la tête et, en silence, supplia le créateur de lui pardonner ces propos qui déshonoraient le combat qu’elle menait. Ses lèvres s’étaient mises à trembler et elle ne remarquaient même plus la sorcière qui tournait autour d’elle comme un fauve affamé.

En chuchotant, elle psalmodiait :

« Bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent. Si quelqu’un frappe sur une joue, présentez-lui l’autre. Si quelqu’un prend votre manteau, ne l’empêchez pas de prendre encore votre tunique. Donnez à quiconque vous demande, et ne réclamez pas votre bien  à celui qui s’en empare… Je connais votre parole, Seigneur, pardonnez cet écart. Je saurai le faire pardonner, je saurai… »

La proposition de la succube coupa ses lamentations. Elle rougit en se sentant ainsi observée mais se reprit. Elle n’avait après tout aucune honte à avoir de châtier la chair intrinsèquement fautive qui était la sienne. C’était par la douleur de la chair que passait la rédemption, le prophète le disait lui-même.

Elle inspira profondément, s’apprêtant à rejeter cette odieuse proposition. C’est alors que l’évidence lui frappa l’esprit. C’était là l’épreuve évidente que l’Éternel lui proposait pour racheter ses péchés précédents. Elle avait fait preuve d’orgueil et il lui offrait une voie d’humilité intégrale.

La tâche était ardue, trop sûrement pour la plupart de ses brebis. Elle se remémora les mots de Matthieu comme une litanie réconfortante : « Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé. » Malgré ces mots qu’elle trouvait d’ordinaire si puissants, elle peinait à s’abandonner à l’épreuve qui l’attendait. La répulsion qu’elle éprouvait pour la sorcière dépassait les préceptes théoriques des écrits saints. Elle ne pouvait tolérer l’idée même de se soumettre à sa main. Et pourtant, il semblait bien que c’était l’obstacle que lui opposait l’Eternel. Elle savait après tout qu’il n’infligez jamais plus que ce que ses fidèles étaient capables d’endurer.

Ce furent les caresses de la sorcière, trop insupportables de stupre et de vice, qui lui donnèrent le courage de répondre, d’une voix douce :

« À combien de coups juges-tu la gravité de mes propos et de mes pensées ? »

La réponse lui faisait peur. Une appréhension honteuse et orgueilleuse nouait son ventre. Mais cela ferait peut-être au moins cesser les caresses immondes dont elle étreignait son corps. Elle se demanda si subir ces gestes était un péché en lui-même.

Les mains de la sorcière suspendirent leurs caresses sur le corps laiteux de l'odieuse humaine. Astrid crut d'abord que ses sens la trompaient. Qu'elle ne se trouvait non pas en pleine forêt, mais dans le confort de son lit, plongée dans un état de somnolence dû aux fumées d'encens, aux ombres hypnotiques projetées par la flamme des bougies et aux décoctions. Les songes fantasmés de la brune étaient rares, mais d'une intensité remarquable lorsqu'ils concernaient la fille Byron et ses envies vengeresses.

Mais même dans ces rêveries obsessionnelles, l'humaine n'était pas aussi... sage. L'attitude nouvelle de la jeune femme n'était pourtant pas décevante. Au contraire, elle était même... Fascinante, pour l'être indiscipliné et instable qu'était la Nocturne.

Ce n'était pas l'envie qui animait la fille Byron. Pas l'envie libidineuse, du moins. Non, sans qu'elle ne parvienne à en percevoir la force avec précision, Astrid savait qu'il s'agissait de quelque chose d'infiniment plus fort, d'infiniment plus profond. Avec justesse, son intuition guida ses déductions sur la piste d'une dévotion qui surpassait les limites du raisonnable chez l'humaine. Du moins, de son idée du raisonnable.

Un bref ricanement goguenard jaillit donc d'entre les lèvres entrouvertes de la sorcière, tout contre l'oreille de Lorelei.

Avec la satisfaction du félin qui tenait sa proie entre ses griffes, elle se détacha du corps féminin pour mieux le contourner une nouvelle fois et lui faire face. Alors, du revers des doigts, elle caressa la joue creuse de la révolutionnaire.

Elle baissa la main, pour mieux compter sur ses doigts en même temps qu'elle récapitulait à voix haute :

- "Immonde abomination", "putain démoniaque", "vipère sodomite", "catin répugnante", "succube infâme"... Pour ce dernier affront, n'attends de moi aucune pitié. Je suis une sorcière, ma chère, pas l'une de ces écœurantes créatures des Enfers. Bien, si je résume, cela fait cinq offenses verbales. Tu recevras donc cinq coups, de ma main.

Le sourire qui révélait ses dents était d'une sauvagerie qui donnait l'illusion que ses gencives étaient colorées du sang qu'elle s'apprêtait à faire couler sur le dos de sa captive.

Après un regard appréciateur sur la silhouette de sa proie, Astrid se détourna et revint dans le dos de l'humaine. Elle ne s'approcha pas immédiatement, toutefois, et se dirigea au contraire vers un arbre au pied duquel se trouvaient de multiples branches mortes. Elle s'accroupit et saisit l'une d'elles, celle qui semblait la plus fraîche, non pas morte en vérité mais comme arrachée par les mains brutales des enfants du Soleil qui envahissaient les abords de la forêt.

Ses yeux sombres animés d'une lueur de vengeance punitive, la sorcière reprit place juste derrière l'humaine. Elle caressa son corps nu du bout de cette branche souple et verdâtre.

- Que penses-tu de ce compte ? l'interrogea-t-elle enfin dans un murmure extatique.

Le chiffre lui fit peur. Certes, elle s’était infligé bien pire. Mais un châtiment subi de sa main n’avait pas la même portée que celui octroyé par une main honnie. Elle ferma les yeux résolument et songea à Jésus. Attaché à la colonne, il avait subi plus de cent coups du flagrum, ce fouet terrible dont chacune des lanières, terminée par une balle de plomb, s’imprimait si profondément dans la chair qu’elle créait des hémorragies internes. Si le supplice était insupportable de douleur et de violence, il avait au moins la vertu d’abréger l’agonie de rédemption qu’était la croix.

La fille du Soleil se réconforta à cette idée. Chaque coup de fouet, aussi douloureux était-il, abrégerait sa rédemption. Elle inspira fortement et expira, déterminée.

« Cela me semble juste » répondit-elle.

Elle se rendit compte, en entendant le son de sa propre voix, d’à quel point elle ne mentait pas. Effectivement, le châtiment lui parut juste. Les insultes énumérées par la sorcière l’avaient horrifiée. Elle n’avait pu croire que c’était sa propre bouche qui les avaient prononcées. Cette bouche si chaste qui participait à l’homélie lors de la messe. Son père lui-même, malgré les circonstances, aurait réprouvé de telles paroles entre de si chastes lèvres.

La sorcière aurait pu en profiter pour faire preuve d’un sadisme démesuré, bien naturel à son espèce. Pourtant, elle avait semblé réfléchir à quel prix il lui fallait payer pour l’injure. Ce constat étonnant la troubla profondément. Existait-il un espoir pour ces créatures du démon ? L’Éternel ne se serait-il donc pas totalement détourné de ces êtres désespérés ? Il allait lui falloir relire les textes pour y trouver une réponse.

Cela serait surprenant. Son père disait que de toutes les créatures du démon, les sorcières étaient les pires. Elles revêtaient les traits de la beauté et du réconfort pour insinuer dans le coeur des humains des sentiments traitres comme la compassion, le désir et parfois même l’amour. Elles s’emparaient alors de ces émotions pour assujettir leurs victimes et en nourrir leurs philtres démoniaques.

Peut-être la sorcière revêtait-elle une apparente justice pour la troubler ? C’était réussi. La jeune humaine secoua la tête et murmura :

« Donne-moi ton nom avant de me châtier, sorcière. Que je sache vers qui adresser mes prières et ma reconnaissance. »

La docilité de l'humaine était fascinante. Au-delà de cette docilité, la jeune femme était dans un état d'acceptation qui révélait chez elle un courage que peu de ses congénères auraient eu à sa place. Ce constat étonnant adoucit le regard d'Astrid. Une tiède compassion, soudaine et imprévue, lui fit baisser la main qui tenait l'instrument punitif.

Elle aurait aimé avoir accès à ses pensées, qu'elle devinait obsédantes de foi et de concepts qui lui étaient étrangers. Elle dut se contenter de les deviner, hélas. Ce bref effort d'imagination la frustra. Fort heureusement pour Lorelei, cette dernière l'interrogea sur son nom et mit fin aux pensées sinistres de la sorcière, qui se laissa surprendre une nouvelle fois.

Astrid prit une vive inspiration, destinée à apaiser l'ambition soudaine de sa magie qui, charmée par les mots et le caractère de sa victime, lui soufflait de bien viles idées de possession, d'élixirs et de corruption.

- Tes prières ? Comme c'est... Adorable.

Le premier coup mordit la chair juvénile et humaine. La sorcière savoura l'effet sur cette peau laiteuse, le sifflement qui avait précédé l'impact. Les réactions de la suppliciée.

- Astrid. C'est par ce nom que tu te souviendras de moi, fille Byron.

Elle s'était collée à son dos pour prononcer ces mots, les lèvres contre son oreille, dents révélées comme si elle s'apprêtait à la mordre.

Le croassement soudain de Hrund brisa la tension qui tendait chacun des muscles de son corps. Elle adressa au corbeau un regard sévère et réprobateur, face auquel il resta imperturbable. En effet, il avait faim et ce jeu avec l'humaine n'avait que trop duré, à son humble avis de corvidé.
D'un geste de la main, Astrid lui permit de s'éloigner, ce qu'il fit immédiatement, ne manquant pas de les saluer avec un dernier croassement moqueur.

La sorcière eut un soupir, avant de reporter son attention la plus complète sur sa proie.

- Prépare-toi, avertit-elle d'une voix tendue.

Les trois coups suivants furent impitoyables. La fille du Vent les délivrait avec une stricte concentration. Pourtant, elle suspendit sa main lorsque vint le moment du dernier coup. L'envie impérieuse de faire durer l'instant, de profiter encore de cette fascinante découverte et de ce caractère captivant la retenait.

Avec sévérité, elle passa sa main libre dans cette chevelure trop claire et serra les doigts tout près du cuir chevelu pour saisir une poignée de cheveux et obliger l'humaine à rejeter la tête en arrière. La voix rendue sifflante par l'intensité de son trouble, elle ordonna :

- Mon nom. Dis-le.

Lorelei Byron avait commencé à se flageller alors qu’elle sortait tout juste de l’enfance. Elle avait été très marquée par le passage de moines flagellants dans le diocèse administré par son père et avait eu ce qu’elle avait appelé, sans peser le poids de ce mot biblique, une « révélation ». Au départ, cette « manie » avait été combattue avec un remarquable acharnement par sa mère qui, horrifiée, y avait vu l’expression d’un possible masochisme juvénile.

Mais Andrew, son père, avait su, lui. Il avait su que c’était là une façon de sublimer dans la chair la volonté d’une rédemption sincère et pure. Il avait ordonné à sa femme de ne plus s’en mêler et elle avait obéi. Pouvait-elle faire autre chose ?

Cela faisait donc de nombreuses années que la jeune blonde infligeait à l’épiderme pâle de son dos un traitement aussi cruel que régulier. Pourtant, la douleur qui irradia quatre fois sa chair ce matin là n’avait rien de similaire à celle qu’elle connaissait. C’était plus… Vénéneux. Non pas que la branche utilisée soit plus rude ou sifflante, non. C’était un poison mental qui s’insinuait en elle à chaque coup qu’elle recevait. Elle préférait ne pas s’attarder sur ce bien étrange ressenti. Cela aurait été à nouveau faire preuve d’un orgueil pécheur qu’elle ne saurait se permettre.



Le nom donné par la sorcière raviva sa mémoire. Elle sut de qui il s’agissait. Aussi, lorsqu’elle lui ordonna de la nommer, elle réfléchit avant de répondre.

« Tu es Astrid, La Harpie des terres du Nord, l’Empoisonneuse de Wicklow, L’Avorteuse d’Irlande et la Charmeuse des bois. Tu t’es rendue coupable des actes de sorcellerie, de meurtre d’enfants, de cannibalisme et de lesbianisme. Pour l’ensemble de ton oeuvre hérétique, mon père t’a condamnée au bûcher. »

Elle se souvint avec une désarmante netteté de cette nuit-là. La fureur qui déformait les traits du beau visage de son père, éclairés par la lumière chaude et dansante du bûcher, l’avait apeurante. Elle avait compris à cet instant là que la colère de Dieu était la chose la plus effrayante qui soit. La seule qu’il faille craindre.

Elle profita de la main glissée dans sa chevelure pour pourfendre le regard de la sorcière du sien. Elle n’avait pas peur.

Les titres énoncés par l'humaine étirèrent le sourire d'Astrid. A ce moment, les ombres formées par le feuillage des arbres s'étendirent et accentuèrent l'expression carnassière de la sorcière. Un son labial de contentement s'efforça de charmer les oreilles de la blonde. Le regard que lui adressait cette dernière lui donna des envies de violence. Des envies de séduction, également. A ce constat, un long frisson parcourut son échine. C'était un jeu à la saveur délicieusement dérangeante qui s'annonçait.

- Tu te souviens donc de moi. Comme je suis touchée, nargua-t-elle en se détachant d'elle.

Le contact de ses doigts avec le cuir chevelu de la jeune femme lui manquait. Elle serra et desserra les doigts pour se défaire de l'impression fantôme de cette prise qu'elle avait eue dans la chevelure de l'humaine. Ses lèvres s'arquèrent en une expression de satisfaction moqueuse.

Sans avertissement, elle leva puis abaissa une dernière fois la main qui tenait la branche destinée à châtier la jeune femme. La marque qu'elle imposa à cet épiderme pâle dilata, de contentement, ses pupilles. Elle se serait volontiers gorgée du pouvoir qui était le sien en cet instant toute la journée, et toute la nuit qui suivrait. Mais elle avait énoncé sa sentence plus tôt, et malgré sa nature sournoise, elle respectait sa propre parole.

Les sens échauffés par cette pratique, elle contourna une nouvelle fois le corps de sa victime et lui souleva le menton du bout de l'index. La proximité avec le corps de sa suppliciée n'apaisait pas le feu qui animait son bas-ventre, mais elle avait le mérite de la distraire de ses désirs de vengeance.

- "Charmeuse des bois". C'est très à propos. Me trouves-tu charmante, Lorelei Byron ?

Elle se souvenait, elle aussi, de l'expression de fureur du père de cette jeune insolente. Elle s'en était longuement délectée, pendant que les flammes mordaient sa peau et que les fumées agressaient ses poumons. Il avait été trop bête pour comprendre que sa chair était éphémère mais que son essence, elle, était infiniment plus résistante.

- Sorcellerie, avortement, lesbianisme... Ces points-là sont justes. Le cannibalisme en revanche, je me dois de contester... Je n'ai jamais dévoré la chair de mes semblables, précisa-t-elle dans un ricanement.

Elle lâcha la branche d'arbre, qui rejoignit le sol. Avec force, elle serra douloureusement sur la mâchoire de la plus jeune et l'obligea à ouvrir la bouche. De son autre main, elle claqua des doigts. Entre ceux-ci apparut un bout de parchemin replié. Elle le glissa sur la langue de l'humaine, puis la laissa refermer sa bouche.

- Il est temps pour moi de partir. Si tu veux me retrouver, tu trouveras là toutes les indications qu'il te faudra, lui souffla-t-elle en caressant sa joue du bout des doigts.

Elle recula de quelques pas, puis lui tourna le dos et s'avança dans la profondeur des bois pour mieux disparaître. Les branches qui retenaient Lorelei captive défirent leur emprise et regagnèrent la sûreté des arbres auxquels elles appartenaient.