[Merteuil & Joséphine] Le casse du siècle

S’introduire dans le Palais des Plaisirs avait été beaucoup plus simple qu’elle ne l’avait cru. La sécurité faisait ouvertement défaut aux lieux. Il allait falloir alerter la Dame des Vampires que Louison faisait un travail discutable. La Marquise de Merteuil se promit de ne pas manquer de détails lorsqu’elle en ferait puérilement le récit à Cassiopeia. Peut-être aurait-elle la permission d’assister à son châtiment, voire à y participer.

Sur ces douces pensées, la Marquise se glissa dans un couloir attenant où l’odeur si caractéristique de Joséphine se faisait sentir. Les lieux étaient pleins d’odeurs féminines. C’était épuisant pour les jeunes sens vampiriques de la Marquise. Elle sentit une brune qui avait envie de rire, une vieille dont l’humeur était chargée d’envie, une vierge, terrifiée. Cela laissait sous-entendre des sangs différents aux notes chargées d’émotions variées.

Elle eut Soif. Son pas s’accéléra vers l’odeur de Joséphine. Arrivée face à une porte de chambre elle l’ouvrit et y pénétra, sans frapper, les crocs surdimensionnés.


« Joséphine, mon Trésor, nous sortons. Oh. Mais vous n’êtes pas Joséphine. Fort heureusement. Toutes mes confuses, Madame. Ou Monsieur ? Je vous laisse et… Bon courage pour cette vilaine nécrose anale. Réellement. »


Sans attendre la réponse de la prostituée, la Marquise sortit, les traits gênés. Son flair laissait décidément à désirer. Une telle erreur aurait agacé Cassiopeia. Elle prit le temps de réellement sentir les lieux.

Joséphine était dans la chambre voisine. Elle ouvrit, à nouveau sans frapper, et pénétra dans la chambre sans discrétion. Ses talons hauts frappaient sonorisent sur le parquet âgé du Palais des Plaisirs.

Joséphine apparut, les yeux ensommeillés, en tenue de nuit. Le tableau était adorable. La marquise eut envie de se coucher à ses côtés pour y dormir paisiblement. Malheureusement pour la jeune humaine, elle avait de bien autres projets.

« Debout, mon Trésor » la salua-t-elle avec la tristesse qui la caractérisait toujours.

Elle s’approcha du lit, y monta et, surplombant sa non moins autoritaire amante, baisa rapidement ses lèvres.

« Laisse-moi me nourrir, j’ai faim. Et ensuite, sortons. Je t’emmène dans une aventure. Ne fais pas trop bruit, je ne suis pas censée être ici. Rassure-moi, tu ne couches jamais avec ta voisine de chambre, hm ? »

Le flot continu et puéril de paroles de la vampire était, comme à son habitude, intarissable.  

L’on ne s’endormait jamais sereinement, au Palais des Plaisirs. En toute occasion, les caprices des clients et de la propriétaire des lieux pouvaient se manifester, et avec eux une nuit bien agitée pouvait se dessiner. Cette nuit-ci, Joséphine avait mis près de deux heures à trouver le sommeil. Les différents sons, plus ou moins étouffés, qui surgissaient des chambres voisines et de l’ensemble du Palais étaient devenus un bruit de fond qu’elle ne remarquait plus que par leur absence, lorsqu’elle dormait ailleurs. Pourtant, cela faisait des semaines que la prostituée, quand elle ne s’endormait pas d’épuisement, peinait à trouver le repos.

Alors, lorsque trop peu de temps après elle fut brusquement réveillée par l’irruption de la vampire, son premier réflexe fut de gronder doucement. Elle cessa néanmoins de ronchonner suite au baiser, certes rapide, mais tout de même appréciable.

Habituée au flot de paroles de la Marquise, la jeune humaine la laissa s’exprimer un temps, concentrée afin de lutter contre le sommeil qui affaiblissait toujours son corps. La dernière question de la Nocturne l’étonna, mais elle jugea préférable de ne pas la questionner à ce sujet et de répondre le plus simplement :

- Non, jamais. Je ne couche pas avec les autres filles. Sauf lorsque je suis payée pour le faire, bien sûr.

Sa voix, d’abord basse puisqu’ensommeillée, avait gagné en naturel et force sur la fin de sa dernière phrase. Ce fut donc avec ses intonations faussement chaleureuses que, après un instant de réflexion durant lequel elle se redressa sur les coudes, elle reprocha doucement, et avec une pointe d'amusement :

- Je ne suis pas censée quitter les lieux.

Pour autant, elle ne sembla pas s’émouvoir davantage de l’injonction inhabituelle de la vampire. La notion de choix ne lui appartenait que rarement en ces lieux, et plus encore en ce royaume où chaque membre de son espèce n’était qu’une proie de plus.

Réprimant un soupir à propos du fil que prenaient ses pensées, elle prit appui sur son oreiller pour prendre une position assise et baissa le tissu ample et léger de sa robe de nuit pour dévoiler sa poitrine, là où la Marquise appréciait habituellement la mordre.  

- Une aventure, hm ? Reprit-elle comme s’il ne s’agissait pas là d’une bien désagréable douleur.

Sa main droite s'attarda sur la joue de la vampire pendant qu'elle l'interrogeait :

Quelle brillante idée avez-vous encore trouvé pour tromper votre ennui et agacer votre impressionnante Dame ?

Au-delà de son insolence habituelle, un amusement sincère adoucissait son expression en un sourire difficilement réprimé.

« Tu n’es pas censée quitter ces lieux et je ne suis pas censée y entrer sans acheter, vois quel couple de hors-la-loi nous faisons… Ne t’en fais pas. Si je t’enlève, ce n’est pas contre toi que cette catin de Louison en aura » répondit la Marquise tout en observant la beauté ensommeillée de son amante.

Elle hésita à repousser ses noirs desseins pour fondre vers le bas-ventre de la prostituée. Sa simple odeur suffisait à exciter chez elle des désirs violents. Elle lutta, cependant, se consolant à l’anticipation de l’air de réprimande qu’elle ne manquerait pas d’avoir.

Lorsque le sein de Joséphine apparut, la Marquise resta bouche bée quelques secondes, hypnotisée. Elle cligna des yeux et se jeta dessus sans douceur. Elle avait toujours un rapport au fait de se nourrir particulièrement instable. Oubliant de le faire pendant de longues périodes, elle devenait presque sauvage dès qu’un membre qu’elle appréciait particulièrement lui passait sous le nez.

Ses dents s’étaient allongées sans qu’elle ne s’en rende compte. Elle les planta avec avidité à l’exact endroit où elle buvait toujours. Le sang coula, inondant sa bouche et la faisant ronronner. Lovée contre la poitrine de Joséphine, elle quitta son sein quelques secondes pour répondre :

« Sa Grandeur m’a demandé de payer généreusement un antiquaire vampire en échange d’une belle lame qu’il possède » expliqua-t-elle comme si la perspective de payer pour obtenir un objet était une déconcertante fantaisie.

Elle replongea vers le sein de son amante et but à nouveau. La marquise, pourtant avide, buvait toujours le sang de Joséphine avec une étonnante lenteur. Elle ne s’était jamais interrogée sur les raisons d’une telle lenteur. Elles étaient dérangeantes, en réalité. Elle faisait durer ces moments parce qu’elle les appréciait pour ce qu’ils étaient : des instants d’intimité calme où l’autorité tendre de Joséphine suffisait à canaliser ses emportements nubiles.

Presque rassasiée, elle se détacha à nouveau pour préciser ses dernières paroles.

« Loin de moi l’idée de désobéir à ma capricieuse Dame, aussi, je me suis demandé ce qui était un prix généreux pour un antiquaire. Puisqu’il aime les vieilles choses, il sera ravi, demain matin, de découvrir dans la cour de sa boutique les cadavres de dix vieilles femmes de l’hospice de l’île de la cité. Je les ai tuées et clouées l’une à l’autre pour en faire une superbe imitation du Sacré-Coeur. La livraison m’a coûté un demi-rein. Nous allons chercher la lame cette nuit, avant qu’il ne réceptionne le paiement et se montre ingrat. Il n'a aucune sensibilité artistique. »

Elle conclut sa funeste explication d’un grand sourire heureux.
 

Le terme de « couple » fit arquer un sourcil à la jeune femme. Son regard s’éveilla et devint plus attentif, mais elle s’abstint de commenter ce choix de vocabulaire.

Pendant que la vampire buvait son sang, Joséphine se cala plus confortablement contre ses oreillers et se servit de son bras gauche comme de repose-tête. Sa main droite, elle, caressa avec une étonnante douceur la chevelure sombre de la Marquise. Du bout des doigts, elle frôla ses tempes et la naissance de ses cheveux.

A mesure que sa cliente se nourrissait, la jeune femme se sentait soumise à cette langueur typique des anémiés. Elle ne s’en formalisa pas. Même si cette langueur la placerait en fâcheuse position si elle avait un jour besoin de lutter, elle lui permettait paradoxalement d’appréhender son quotidien avec plus de calme.

Les yeux rivés sur le plafond, elle écouta les explications de la française. Celles-ci lui firent esquisser un sourire. Amusée, Joséphine arqua un sourcil et baissa le menton pour mieux observer la sombre créature.

- Quelle splendide imagination que la vôtre, la complimenta-t-elle sincèrement, fascinée.

Elle plia une jambe pour mieux accueillir le corps de la vampire contre le sien. Elle continua de masser distraitement le cuir chevelu de sa cliente, attendant avec habitude qu’elle achève de boire son sang.

- C’est bien dommage, je ne pourrai pas admirer votre œuvre. Hormis dans les journaux, peut-être. Comme lors de notre rencontre, vous souvenez-vous ?

Elle tut la nostalgie qui s’était glissée dans sa voix et se redressa en position assise. Elle baisa les lèvres de son amante, goûtant la saveur ferreuse de son propre sang, puis la repoussa doucement afin de quitter le lit.

- Je vous accompagne volontiers, mais je crains hélas de ne pas vous être d’un grand secours. Vous connaissez les limites de mon espèce, se désola-t-elle en laissant glisser sa chemise de nuit au sol.

Nue, elle traversa sa chambre pour récupérer ses vêtements dans une armoire simple. Quelques minutes plus tard, elle était vêtue. Sa robe était plus sombre que celles qu’elle portait habituellement, d’un bleu nuit qui rappelait la couleur de ses yeux. C’était là une tenue qui serait suffisamment discrète, du moins l’espérait-elle, pour échapper à la vigilance de la maîtresse des lieux et pour les sombres desseins de la Marquise.

Écartant les bras, elle revint auprès de son amante régulière en souriant de son air habituel de malice.

- Enlevez-moi donc, je suis prête.

L’oeil, toujours lubrique, de la Marquise, suivit le cheminement rythmé de ce splendide fessier jusqu’à ce qu’il ne soit bien injustement recouvert de vêtements. Elle se perdit quelques secondes dans le désespoir de ne plus pouvoir le contempler et soupira, se laissant théâtralement tomber sur le lit, une goutte de sang aux lèvres.

« Ne soyez pas trop dure avec vous-même, Mon Trésor. Vous êtes une humaine, certes. Mais la majorité des vampires en ont été un jour. Cela ne nous empêche pas d’être… Ce que nous sommes. Je ne m’encombrerai pas d’un poids mort, rassurez-vous. J’ai pour vous deux missions. »

Elle s’était redressée aussi vite qu’elle s’était laissée tomber et, tout en devisant, détachant précautionneusement les draps du lit. Avec une étonnante dextérité -héritée des nuits d’escapade du couvent- elle noua les draps les uns aux autres.

Ce faisant, elle expliqua :

« Empêchez-moi de mourir. Vous me savez passionnée il m’arrive parfois d’oublier des vérités élémentaires telles que la nécessité de me nourrir ou celle de ne pas me planter de pieux à certains endroits stratégiques. Cela me paralyserait. Mauvaise idée, réellement. Autre mauvaise idée : insulter les lieutenants démons. J’ai passé quarante-huit heures très désagréables à la prison de Saint-Lazare. Réellement.  Faites en somme ce que vous faites toujours avec moi. »

L’assemblage des draps semblait expert. Elles disposaient désormais de plusieurs pieds d’une corde épaisse et solide qui soutiendrait sans difficulté leur poids. Se levant, elle alla à la fenêtre qu’elle ouvrit.  Elle attacha une extrémité de la  corde à un pied du lit et jeta l’autre par la fenêtre.

Avec une minutie qui supposait une lourde expérience, elle s’assura que la corde de fortune leur permettrait de rejoindre le sol : c’était le cas. Satisfaite, elle se redressa vers Joséphine et reprit :

« Seconde mission : Louison saura aussitôt que c’est moi.  Elle a assisté à de similaires évasions des dizaines de fois. J’imagine qu’elle aura alors la même réaction que lors de notre tendre adolescence et ira geindre dans les jupons de notre actuelle mère supérieure, j’ai nommée : Cassiopeia, Reine de mon coeur et des régimes carnés. Lorsque cette petite peste vous interrogera, j’aimerais que vous lui rapportiez ces propos, mot pour mot, si possible : Louison, petite fleur puante et nuisible, va donc frotter ton prude petit clitoris sur les souliers vernis de Cassiopeia et fous nous la paix. »

Elle parut charmée par la sonorité de sa dernière phrase et demanda, concernée :

« Vous voulez que je dicte à nouveau ? »

La mention des pieux, en plus de celle de la paralysie, retint l'attention de Joséphine qui était décidément déconcentrée. Une allure de convoitise assombrit ses traits soudainement bien éveillés. Elle s'humecta les lèvres, pensive, toutes ses pensées tournées vers les images fournies par son imagination où le corps de la Marquise, nu, se retrouvait paralysé dans des circonstances infiniment plus lubriques. Mais puisque l'heure n'était pas à se laisser aller à sa luxure et à son désir, elle cligna des yeux et reporta son attention sur son imprévisible amante.

Fascinée par l'habileté de Merteuil à nouer les draps, elle l'observa faire en silence, visiblement impressionnée. Si elle n'avait pas été aussi captivée par cette maîtrise de l'escapade, elle aurait sans aucun doute laissé libre court à l'éclat de rire qu'elle réprima en entendant les mots destinés à Louison. Elle se contenta d'un rire bref et bas, afin de ne pas réveiller ses commères de voisines qui auraient aussitôt alerté la propriétaire des lieux.

Il était délicat de s'imaginer répéter de telles offenses à sa maquerelle. Cette dernière était intelligente, mais également impitoyable et ne rechignait pas aux sacrifices. La jeune humaine aurait donné cher pour voir l'expression de son visage suite à ces mots répétés, mais craignait que ce soit là sa dernière vision. Joséphine ne partagea toutefois pas ses doutes et préféra hocher la tête :

 - J'ai retenu. 

La perte de sang, en plus de l'interruption de son sommeil, lui donnait un léger vertige qui rendait plus envisageables les fantaisies de la vampire. Elle s'approcha de la corde de fortune et se plaça à la fenêtre afin de vérifier la longueur de l'assemblage.
Sincèrement impressionnée, elle se redressa et tourna vers Merteuil son regard clair et curieux. A observer le visage pâle de son amante, elle se promit de l'interroger sur son humaine jeunesse lors de leurs prochains instants de calme. Les récits de la Marquise étaient toujours... Captivants.

- Après vous,  souffla-t-elle en se décalant pour la laisser passer.

 

La Marquise avait toujours aimé les noeuds. Petite, elle en faisait de petits chapelets dans les lacets de ses corsets pour ne pas avoir à les porter ; adolescente, elle en tordait les draps pour s’échapper du couvent ; adulte, elle en serrait de très étroits autour des poignets de ses amants. Les noeuds avaient, lorsqu’on savait les tisser, quelque  chose de très esthétique. Aussi, la corde de fortune que la Marquise proposait à son amante était sûre. Totalement sûre.

Elle la regarda acquiescer avec un amusement visible. La Marquise n’était pas certaine qu’elle le ferait. Elle savait à quel point Louison pouvait se montrer cruelle. C’était après tout une des filles de Cassiopeia. Sa soeur, donc. Elle grimaça à cette simple pensée et faillit se laisser aller à de nouvelles insultes lorsque l’agitation du couloir la tira de ses pensées. Des pas. Quelqu’un arrivait.

Elle se concentra, mobilisant ses sens vampiriques éternellement immatures. Trois personnes. Une vampire et deux humains mâles. Certainement Louison et deux des matons de cette prison délicieuse.

Le sang froid de la Marquise ne fit qu’un tour. Excitée, elle applaudit frénétiquement.

« Voilà qui devient plus amusant encore ! Passez, Mon Trésor, passez avant que notre lécheuse de cadavre ne vous retienne » ordonna-t-elle avec douceur.

Se servant de sa force vampirique, elle souleva Joséphine du sol et la fit glisser vers la corde drapée. La porte s’ouvrit alors que Joséphine entamait sa descente. Le visage cramoisi de Louison apparut. Tordue de haine et de satisfaction d’avoir quelque chose à reprocher à Merteuil, la maquerelle semblait monstrueuse. Douce et provocatrice, la brune ne réagit pas au torrent d’insultes qu’elle déversait sur elle.

Sans même prendre le temps de répondre, elle lui envoya un baiser qui renouvela considérablement les vociférations de Louison et, avec une rapidité étonnante, elle disparut par la fenêtre. Arrivée dans la cour du Palais des Plaisirs, elle chercha du regard Joséphine.

« Quelle merveilleuse soirée ! Bon, il va falloir vous accrocher à mon bras, mon Trésor. Nous devons marcher vite pour semer notre amie hystérique… »

L'atterrissage fut un étonnant succès. L'adrénaline de l'instant lui rendit la scène plus courte qu'elle ne l'était réellement, et c'était pour le mieux. Le bref aperçu qu'elle avait eu de la chevelure blonde de la maquerelle avait été un encouragement très efficace à accepter de fuir cette maudite chambre en compagnie de son amante. Mais les éclats de voix qu'elle entendait depuis la fenêtre ouverte l'inquiétèrent. Si à son retour, elle s'en sortait avec une simple gifle, elle s'estimerait heureuse. Louison n'était pas connue pour son sens de la justice.

Plus pâle que quelques instants plus tôt, un vertige soudain lui fit poser une main contre le mur pour se soutenir. Elle eut à peine le temps de fermer les yeux qu'elle perçut la présence de la Marquise à ses côtés. Rendue morose par l'appréhension de se retrouver face à la propriétaire des lieux après cette petite escapade, elle se redressa et adressa à la créature un regard réprobateur.

- Vous finirez par causer ma perte, déplora-t-elle tout en s'accrochant au bras de la Nocturne.

Et pourtant, elle avait fini par se résigner à l'idée que la Marquise serait sans aucun doute la cause directe et tout à fait littérale de sa mort. La vampire lui avait déjà signifié son intention de la transformer, et quoi qu'il en soit, l'inconstance de son amante atteignait parfois des extrêmes tels qu'il était fort probable qu'elle décide impulsivement de la remettre à sa place en l'achevant. Cette pensée la fit soupirer, et renoncer définitivement à tout espoir d'échapper à une démence probable dans les années à venir.

Son imagination encouragée par les restes de sommeil et par cette nouvelle situation lui fit envisager de nouveaux songes, où dotée de crocs, impitoyable, elle se voyait donner tour à tour à Louison puis à Merteuil un aperçu des cruels traitements qu'elles infligeaient à leurs amants et victimes. Mais l'absurdité d'une telle vision rompit le charme de ses rêveries, et fit glousser la prostituée. Il était bien dangereux de rêver à la monstruosité lorsque tout vous désignait comme proie.

Derrière elles, les voix de Madame et des hommes qui l'accompagnaient s'effaçaient progressivement. La maquerelle ne pouvait pas quitter son établissement sans crainte. Le vacarme causé par sa rage avait dû éveiller la curiosité de plus d'un résident, et il aurait été bien imprudent de laisser les rumeurs se répandre au Palais des Plaisirs. Légèrement rassurée par ces suppositions, Joséphine découvrit qu'il était soudainement plus simple de respirer, et se permit même un sourire.

 

Cette suggestion de mort confirma ses hypothèses silencieuses et la fit, par conséquent, froncer immédiatement les sourcils. C'étaient de bien curieux propos à adresser à une amante, mais ils n'étaient pas si étonnants, venant de Merteuil. Intriguée, Joséphine inclina la tête et dévisagea la marquise.

- La sentiriez-vous réellement ? Ma détresse.

Ce n'était pas une possibilité qui lui plaisait. Sa détresse était la sienne, et elle s'efforçait bien trop souvent de la masquer pour qu'elle soit si aisément perceptible par ces créatures qui l'entouraient. Les pouvoirs et capacités de ces dernières lui donnaient le vertige dès qu'elle tentait d'en comprendre l'étendue.

Ses pensées bien désagréables furent interrompues lorsqu'elles se mêlèrent finalement à l'attroupement. Aussitôt, son regard attentif se porta en direction des domestiques. La scène la fit déglutir, sans qu'elle ne parvienne à détourner son attention de ce dérangeant spectacle.

Le pari de la marquise lui arracha néanmoins un sourire teinté d'amertume. Elle cilla et se tourna vers la vampire tout en secouant doucement la tête pour signifier son désaccord. Elle s'exprima avec une froide douceur :

- Dix coups, sur le dos. Il y a plus de surface, et toute la foule peut l'apercevoir. C'est plus spectaculaire, pour commencer et... Convaincre le public de rester.  

Le gageur était humain, elle s'en aperçut aussitôt. Joséphine le toisa avec une attention rendue d'autant plus spécifique qu'il était rare qu'elle s'intéresse de trop près aux membres de son espèce, qu'elle estimait être, pour la plupart, tout aussi monstrueux et cruels que leurs prédateurs.

En d'autres temps, quelques années plus tôt peut-être, elle n'aurait pas participé si facilement à ce pari peu respectueux. Mais depuis qu'elle était payée pour endurer les caprices des Nocturnes, elle s'apercevait qu'il lui était de plus en plus aisé d'effacer la compassion qu'elle pouvait éprouver à l'égard de ses semblables. Elle ressentait une profonde pitié pour ces domestiques châtiés publiquement, mais ne s'autorisait pas à laisser cette pitié déterminer ses agissements. Ce qu'il lui restait de cœur ne pouvait se permettre la douleur d'une compassion trop élevée.